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Faut-il se méfier du prix Nobel d’économie ?

mercredi 2 mars 2016

Alfred Nobel "haïssait l’économie" et le prétendu prix n’est pas à proprement parler un Nobel. Qu’importe, le recevoir confère une aura sans pareille.

Par François Gauvin

Mai 1968, Stockholm. Per Asbrink, gouverneur de la Banque centrale de Suède, veut marquer le tricentenaire de son institution et obtient de la Fondation Nobel et de l’Académie royale des sciences de Suède la création du « prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel ». Il ne s’agit donc pas d’un « Nobel », ce prix attribué depuis 1901 en littérature, chimie, physique, médecine-physiologie et pour la paix, mais tout va être fait pour qu’il soit considéré comme tel. Au grand dam des descendants de l’inventeur de la dynamite qui écrivait dans une lettre publiée par leurs soins en 2001 : « Je n’ai aucune formation en économie et la hais du fond du cœur. » Tant pis pour lui : le « Nobel d’économie » ressemble à s’y méprendre à l’original. Et il a le même objectif : le prix est attribué à ceux qui ont « apporté le plus grand bénéfice à l’humanité ».

Il a également le même processus de sélection : l’Académie royale des sciences de Suède reçoit sur invitation (obligatoire) entre 200 et 300 candidatures, parmi lesquelles une centaine sont retenues. Un comité d’experts de cinq à huit membres les examine puis envoie sa proposition motivée à l’Académie. Celle-ci rend sa décision, et les prix sont décernés le 10 décembre. Idem pour la somme offerte : huit millions de couronnes en 2015 (environ 870 000 euros), versées par la Banque centrale de Suède. À partager à parts égales s’il y a plus d’un lauréat. Depuis 1969 ont ainsi été décernés quarante-sept prix, dont vingt-quatre à un seul lauréat, dix-sept à deux lauréats et six à trois lauréats.

Comment évaluer des chercheurs aux horizons si différents ?

Sur quels critères sont choisis les heureux élus ? Les débats restent sous scellés pendant cinquante ans… La liste des lauréats permet toutefois de dégager des tendances. À commencer par la volonté de neutralité idéologique. En témoigne la nomination conjointe, en 1974, de l’ultralibéral Friedrich von Hayek (1899-1992) et du socialiste suédois Gunnar Myrdal (1898-1987). D’où ce commentaire ironique en 2004 d’un autre lauréat, Joseph Stiglitz, au Berliner Zeitung : « L’économie est la seule science où deux personnes peuvent partager un prix parce que leurs théories se réfutent réciproquement. »

La Fondation Nobel partage les lauréats entre trente-deux domaines, allant de la macroéconomie à la microéconomie, en passant par l’économétrie, la finance ou la théorie de l’information. Mais comment évaluer des chercheurs aux horizons si différents ? S’y glisse « une inévitable part de subjectivité et d’arbitraire », reconnaît Assar Lindbeck, qui a présidé le comité d’experts de 1980 à 1994. La nouveauté est un atout : « Celui qui le premier ouvre un champ de recherche peut recevoir le prix même si ses recherches ne se révèlent pas les plus brillantes dans le domaine », assure le même Stiglitz.

Des économistes « glamour »

Mais, pour obtenir ce prix, il est clair qu’il vaut mieux être américain, d’origine ou naturalisé, professeur dans une université aux États-Unis, et particulièrement celle de Chicago. Peut-être parce que les universités américaines, contrairement aux européennes, préfèrent la spécialisation, favorisant ainsi l’émulation et la concurrence entre chercheurs. Mieux vaut aussi savoir assurer sa promotion. Contrairement à la médaille Fields, l’équivalent du Nobel pour les mathématiciens, qui privilégie les travaux innovants mais dont les auteurs sont souvent très discrets et jeunes, le « prix Nobel d’économie » choisit plus volontiers des économistes « glamour », dont le nom est souvent cité, et plutôt matures, les bénéficiaires ayant en moyenne 67 ans. Il y a, bien sûr, des exceptions à la règle de la notoriété, comme Daniel Kahneman (2002) et Elinor Ostrom (2009). Qui reste par ailleurs la seule femme à avoir reçu le prix…

Une chose est sûre : le Nobel d’économie n’est pas forcément consensuel. En 1976, Milton Friedman était conseiller du dictateur argentin Augusto Pinochet et s’est fait chahuter par des activistes. En 1994, la nomination du mathématicien John Nash, admiré pour son apport à la théorie des jeux mais aussi schizophrène et antisémite affiché, en a révulsé plus d’un. Il est vrai que ce prix confère au lauréat un « capital intellectuel » dans un domaine que George Stigler (1982) qualifiait de « science impériale »… D’où son impact sur une carrière. « L’annonce du prix convertit son récipiendaire en un expert instantané sur tout et n’importe quoi… On m’a moi-même demandé mon avis sur tout, d’un remède contre le rhume à la valeur marchande d’une lettre signée John F. Kennedy », confie encore Stiglitz. Bref, le prix « Nobel d’économie » n’est qu’un ersatz qui n’est pas sans défaut. Mais aucun lauréat ne l’a refusé !

2012 - Lloyd Shapley (né en 1923). Pour la théorie des jeux

Ce professeur émérite de l’UCLA est l’un des plus vieux lauréats du prix, qu’il a partagé avec un autre Américain, Alvin Roth, « pour leur théorie des allocations stables et la pratique de la conception de marchés ». Autrement dit, la meilleure façon d’associer différents acteurs. D’aucuns le considèrent comme le plus grand théoricien des jeux depuis John von Neumann. La « valeur de Shapley » permet de définir une répartition équitable des gains dans un jeu coopératif, où une maximisation du profit global doit servir tous les membres.

2013 - Eugene Fama (né en 1939). L’analyse des marchés financiers

Avec ses compatriotes Lars Peter Hansen et Robert Shiller, ce professeur de Chicago obtient le prix « pour leur analyse empirique des prix des actifs […] qui repose en partie sur les fluctuations du risque et les attitudes envers le risque, et en partie sur les biais comportementaux et les frictions du marché ». Mais, si Fama est appelé « le père de la finance », c’est aussi pour ses travaux en 1970 sur la théorie d’efficience des marchés : un marché est dit efficient si les prix reflètent toujours l’information disponible. Une théorie débattue, que le comité a préféré passer sous silence…

2014 - Jean Tirole (né en 1953). De l’organisation industrielle

Après Gérard Debreu (1983) et Maurice Allais (1988), cet ingénieur polytechnicien est le troisième Français à obtenir le prix. Ce directeur de la Toulouse School of Economics s’est distingué par une « théorie globale et cohérente » pour réguler le pouvoir des oligopoles qui mettent en concurrence des multinationales (Intel, Apple, Google…).

2015 - Angus Deaton (né en 1935). Microéconomie

Écossais d’origine, ce professeur de Princeton avait démontré dès 1975 l’absence de corrélation exacte entre la santé d’une population et le niveau du produit intérieur brut (PIB). En 2010, il va aussi montrer avec Daniel Kahneman (lauréat 2002) que paradoxalement, aux États-Unis, le bien-être n’évolue plus quand les revenus annuels dépassent 75 000 dollars (70 000 euros).


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