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« Inacceptable qu’une personne soit jetée en prison sans être fixée sur son sort »

mardi 20 octobre 2015

Alors qu’il a été construit pour accueillir quelque 800 personnes, le pénitencier national compte entre 4000 et 5 000 détenus. Plus de 80% de ces derniers sont en détention préventive prolongée. Avec une initiative baptisée « Opération coup de poing », le ministre de la Justice et de la Sécurité publique, Pierre Richard Casimir, préoccupé, a tiré la sonnette. Dans une interview accordée au Nouvelliste, le ministre a également fait le point sur d’autres sujets, notamment le dossier Sonson La familia, le renouvellement des mandats des juges, la Cour de cassation, les élections

Le Nouvelliste : Pour parler de justice, comment se porte la justice haïtienne sous votre administration ? Pierre Richard Casimir : Bien mieux qu’elle était il y a quelques années. Malheureusement, pour des raisons qu’il n’est pas nécessaire d’exposer aujourd’hui, la justice faisait l’objet de scandales, on n’a pas besoin de dire pourquoi. Mais depuis que j’occupe cette fonction, on peut dire que la justice est quasiment pacifiée. On n’a plus entendu parler de scandale. La justice ne vit pas de scandale, elle en meurt. Et chaque fois qu’il y avait un cas qui nécessitait que j’intervienne, nous avions pris les bonnes décisions. Et nous avons donné des instructions très claires aux parquetiers qui sont sous la responsabilité du ministère de la Justice. Au fil du temps, ils ont compris que c’était le droit qui devrait prévaloir. Aujourd’hui, je pense que la justice fonctionne de manière sereine. Évidemment, il y a encore du chemin à parcourir. Les justiciables continuent à faire de la justice une de leur première revendication. C’est un travail de longue haleine qui demande le concours de tous les citoyens, de toute la chaîne judiciaire qui va nous permettre d’avoir une justice plus juste, plus équitable. L.N : La libération de Sonson La familia a suscité beaucoup de débats. L’État haïtien avait même annoncé son intention de faire appel de cette décision. Où est-ce que l’on est plusieurs semaines après cette libération jugée spectaculaire ? PRC : Cette affaire avait attiré l’attention de tout le monde. Face à une telle situation, le ministère de la Justice s’est intéressé au comportement du parquet, qui est sous la responsabilité du ministère. Nous avons jugé que le dossier n’a pas été traité techniquement tel qu’il aurait dû l’être. Il s’agissait d’une faute professionnelle et vu la gravité de la faute qui a été commise, nous avons pris les sanctions appropriées, notamment le renvoi du commissaire en chef du parquet qui a été remplacé le même jour. Ce dernier a exercé un pourvoi en cassation. La Cour de cassation est appelée à revoir le dossier, à dire son mot et décidera de la suite. L.N. : Qu’en est-il de l’enquête administrative sur le juge d’instruction Lamarre Bélizaire ? PRC : Cela relève de la compétence du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ), qui est chargé de prendre les sanctions appropriées. L.N. : La détention préventive prolongée reste un fléau. Tous les rapports des organismes de défense des droits humains en font mention. On voit que vous êtes apparemment préoccupé par la situation, pour preuve votre initiative baptisée « Opération coup de poing »… PRC : Dès ma prise de fonction, j’avais clairement dit que la détention préventive est un phénomène qui m’interpelle au plus haut. Dès les premières semaines, j’avais fait un diagnostic de la situation. Au pénitencier national, on avait constaté qu’il y avait entre 4 000 et 5 000 détenus. 90% d’entre eux étaient en détention préventive prolongée. Des gens qui auraient dû déjà purger leurs peines s’ils avaient été jugés. On s’est entretenu avec toute la chaîne pénale et les organisations de défense des droits humains et nous avons décidé de mettre sur pied une opération ponctuelle : « opération coup de poing ». L’ « opération coup de poing » ne visait pas à libérer les gens, mais à les fixer sur leur sort. On a augmenté les audiences. On a eu le support du barreau de Port-au-Prince qui a assisté des détenus qui n’avaient pas les moyens de se payer un avocat. L.N. : Les résultats étaient-ils satisfaisants ? P.R.C : Les résultats étaient très satisfaisants. On a augmenté le nombre d’audiences correctionnelles et criminelles. Il y a eu des audiences même à l’intérieur des prisons. Les résultats sont satisfaisants, car environ 800 personnes ont été jugées (500 libérées et 300 condamnées). Nous travaillons aussi sur le structurel. Récemment, on a lancé la Gestion informatisée des cas judiciaires (GICAJ). Ce programme vise à assurer la saisie, le suivi et le contrôle des cas judiciaires. La saisie sera informatisée. Et tous les acteurs seront informés en temps réel des dossiers en cours de traitement. Et le programme est muni d’un système pour alerter ces derniers pour le suivi de certains dossiers. L.N : Est-ce uniquement un programme pour la juridiction de Port-au-Prince ? P.R.C : Le problème de la détention préventive prolongée est plus criant à Port-au-Prince, mais c’est un projet qu’on conduit à Saint-Marc. C’est un projet pilote. On va l’évaluer au bout de trois mois. Et on compte l’étendre dans d’autres juridictions pour combattre ce phénomène de détention préventive prolongée. Il n’y a pas encore ce projet. Nous travaillons aussi sur la sensibilisation des parquetiers pour qu’il y ait une meilleure qualification des infractions. Quand quelqu’un est arrêté et déféré par-devant le parquet, il appartient au substitut qui reçoit le dossier de qualifier l’infraction. Dans les chaînes d’infraction, il y a contravention, délit et crime. Si le fait est délictuel au regard de la loi, le parquetier a la possibilité d’utiliser les provisions de la loi du 6 mai 1927 qui l’habilite à introduire directement, le jour même, l’affaire par-devant un tribunal correctionnel afin que la personne soit jugée sur son sort. Or, soit par paresse ou manque de formation, les parquetiers ont tendance à référer le dossier au cabinet d’instruction. Et automatiquement qu’on tombe sur le cabinet d’instruction, c’est un délai minimum de trois mois pour chaque cas. Et souvent, cela va au-delà de trois mois… C’est vraiment une combinaison de tous les instruments juridiques et techniques qu’on va mettre à profit pour enrayer ce phénomène de la détention préventive prolongée. L.N. : On parle parfois de surpopulation carcérale en Haïti, avez-vous une réaction ? P.R.C : Haïti ne fait pas face à une surpopulation carcérale. On a environ 10 millions d’habitants pour entre 8 et 10 000 détenus. On ne peut pas parler de surpopulation carcérale. En termes de détenus par mètre carré, il y a certainement un vrai problème. Le pénitencier national a été construit pour accueillir 800 personnes. Il compte entre 4 500 et 5000 détenus. La détention préventive prolongée est une préoccupation nationale. Nous travaillons ardemment pour enrayer ce problème. Il est inacceptable qu’une personne soit jetée en prison sans être fixée sur son sort. L.N : Il y a souvent une mauvaise perception de la justice haïtienne. Les gens ont tendance à parler d’une justice corrompue. Partagez-vous l’avis ? Et pensez-vous avoir assez travaillé pour changer cette perception ? PRC : Je pense que la justice fait l’objet de vives critiques. Le président Martelly le répète souvent. Au cours de sa campagne électorale, l’une des principales préoccupations des citoyens était la justice. La justice est certes décriée. Il y a beaucoup de travail à faire. Un mandat ou une administration de cinq ans ne permettra pas de résoudre tous les problèmes qui sont circulaires. Je suis certain que les ministres qui m’ont précédé ont, eux aussi, essayé. Ceux qui vont me succéder vont également essayer. Il est question d’un travail de citoyen. Il faut que le juge travaille un peu plus, qu’il soit conscient qu’il y a des décisions sur lesquelles il est appelé à agir. Il doit avoir le sens de l’État, aller au-delà des questions procédurales. Il y a des juges qui libèrent des bandits pour des questions procédurales… Nous faisons partie de la famille romano-germanique, les procédures sont tracées, il faut les respecter, c’est une forme de garantie aussi pour le justiciable. Mais il y a le sens de l’État. Il faut que tout le monde apporte sa contribution. Aujourd’hui, je suis ministre mais je suis avant tout un citoyen. Si j’arrive à faire bouger les choses dans le bon sens, c’est une garantie pour moi qui ne sera plus ministre demain. Même ministre, je suis justiciable. Quand je ne le serai plus, je n’aurai aucun levier à ma portée. J’ai intérêt à travailler pour renforcer la justice. Est-ce que la justice mérite d’être critiquée ? Certainement. Mais il faut que tout un chacun fasse sa part. Je pense que ce gouvernement a essayé en créant le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ) pour donner plus de pouvoir à la justice. Une justice indépendante, c’est une garantie pour les citoyens. Cette indépendance ne peut pas être une indépendance du pouvoir exécutif. La justice doit être indépendante de toutes les forces (économiques, religieuses…). L.N. : Pour les élections législatives du 9 août, vous étiez de ceux qui avaient pris la parole. Vous avez annoncé que la justice va agir. L’appareil répressif a-t-il été réellement fonctionnel ? PRC. : Certainement. Nous avons organisé plusieurs réunions avec la police qui a pris ses responsabilités. Nous avons fait venir à Port-au-Prince les chefs des 18 juridictions de la République. Il y a eu des consignes très claires pour leur demander de garder la stricte impartialité dans le traitement des dossiers. Mais permettez-moi de vous rappeler comment la justice fonctionne. Elle fonctionne de deux manières. Quand il y a flagrance, la justice intervient. Elle n’est pas obligée d’être saisie directement. Les rapports après les élections me laissent comprendre que plusieurs arrestations ont été effectuées dans le pays. Seulement dans la juridiction de Port-au-Prince, il y a eu 36 arrestations. Les personnes arrêtées ont été jugées. Certaines d’entre elles ont été libérées et d’autres condamnées…ça c’est quand il y a flagrance. La police peut arrêter et la justice peut saisir. Quand il n’y a pas de flagrance, il faut recourir aux plaintes, aux dénonciations. Dans beaucoup des cas, les gens préfèrent aller se plaindre dans les médias au lieu de porter plainte. La justice ne peut pas être saisie si vous ne présentez pas une plainte formelle. Mais, quand on se réfère à la législation en vigueur, lorsqu’on parle d’élection, ce qui prime, c’est le décret électoral… Dans certains cas, il y a eu des questions de procédure qui ont empêché à la justice de mettre l’action publique en mouvement. Dans d’autres, la justice a agi. L.N. : Qu’en est-il des juges d’instruction dont les mandats n’ont pas été renouvelés ? PRC : Il y a 60 nouveaux juges qui vont bénéficier de commission présidentielle. Sans compter les 40 élèves magistrats dont on n’a jamais parlé. Il y a plus de 150 nouvelles commissions qui ont été signées par le président de la République. Quand on dit qu’on ne renouvelle pas le mandat des juges, je pense quelque part qu’on ne se réfère pas aux données actualisées. Cela a pris un peu de temps, car le renouvellement des mandats doivent se faire sur avis motivé du CSPJ. L.N. : Que diriez-vous de la Cour de cassation, inopérante avec quatre juges manquants ? PRC : Pour la Cour de cassation, je pense qu’il va falloir que l’on trouve une formule consensuelle. On n’a pas pu nommer les juges manquants parce que la Constitution fait du Sénat l’institution qui est chargée de désigner trois membres par siège. Le fait que le Sénat soit inopérationnel, on n’a pas pu combler la vacance. Avant la fin de l’année, il y a encore d’autres juges dont le mandat arrivera à expiration. Le pays ne peut pas s’arrêter. Il va falloir qu’on s’asseye avec les différentes institutions pour trouver une formule. L.N. : Quelle est votre plus grande satisfaction et votre plus grand regret comme ministre de la Justice ? PRC : Ma plus grande satisfaction est d’avoir sensibilisé les gens à la détention préventive prolongée. Je pense que, pendant longtemps, les gens ne parlaient pas de ça. Il est inacceptable qu’une personne soit jetée en prison sans être fixée sur son sort. Regret ? Je regrette qu’on n’ait pas une situation politique stable dans le pays qui permettrait à tout un chacun de travailler en toute sérénité. Le président Martelly a fait beaucoup d’efforts pour que la justice soit renforcée. Malheureusement, il y a tellement de priorités dans ce pays, parfois on est obligé de mettre de côté l’une d’entre elles pour pouvoir avancer. J’aurais aimé voir aujourd’hui un Parlement fonctionnel. J’aurais aimé voir que la justice fonctionne en toute indépendance, en toute sérénité, à l’abri des pouvoirs politiques. Mais l’instabilité aujourd’hui ne le permet pas malheureusement. L’une des missions de l’actuel gouvernement est d’organiser des élections. Je suis heureux qu’on ait réussi le premier tour. On met le cap sur le second tour, le 25 octobre prochain. On va faire tout notre possible pour que ces élections se déroulent dans de meilleures conditions. Espérons que le 7 février le pays connaîtra un nouveau président élu, pour que les Haïtiens puissent continuer à vaquer à leurs activités quotidiennes.
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