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La méthode Poutine’’’

mardi 2 septembre 2014

Ou comment le maître du Kremlin se joue des atermoiements occidentaux pour avancer ses pions en Ukraine et ridiculiser ses adversaires.

"Poutine joue aux échecs et je crois que nous jouons aux dames." Voici le constat cinglant de Mike Rogers, président de la commission du renseignement de la Chambre des représentants, au sujet des agissements du président russe dans l’est de l’Ukraine. Et les faits lui donnent raison. Depuis la chute du président pro-russe Ianoukovitch en février, Poutine n’a cessé de souffler le chaud et le froid sur le pays, se posant en médiateur diplomatique de la crise, tout en avançant soigneusement ses pions sur le terrain.

Après s’être emparé à la surprise générale de la Crimée en mars, le maître du Kremlin a évoqué vendredi pour la première fois l’idée d’un "statut étatique" pour le Donbass (région est de l’Ukraine). Un bras d’honneur au nouveau président ukrainien Petro Porochenko, ainsi qu’aux chancelleries occidentales qui le soutiennent. "En Ukraine, Poutine considère ses intérêts stratégiques vitaux engagés", souligne Arnaud Dubien, directeur de l’Observatoire franco-russe à Moscou. "Il considère toute victoire militaire ukrainienne dans l’Est comme une perspective inacceptable et fait en sorte que cela ne se produise pas."

"Si je veux, en deux semaines je prends Kiev" (Poutine)

Tombant le masque, Vladimir Poutine a loué vendredi pour la première fois les succès des "insurgés de Novorossia" - comprenez les insurgés pro-russes -, alors que le même jour, l’Otan a dénoncé la présence d’un millier de soldats russes dans le Donbass. "Ils s’étaient perdus à la frontière", s’était-il expliqué quelques jours auparavant pour mieux justifier la présence de dix parachutistes russes à l’est de l’Ukraine. Interrogé à ce sujet par le président de la Commission européenne, Poutine se serait montré pour le moins menaçant : "Si je le veux, en deux semaines je prends Kiev", aurait-il lancé à José Manuel Barroso, selon le quotidien italien La Repubblica.

L’ambiance était pourtant toute autre il y a à peine une semaine à Minsk, en Biélorussie, où Vladimir Poutine et Petro Porochenko échangeaient une nouvelle poignée de main, lors d’une réunion cruciale avec l’Union européenne pour trouver une issue à la crise. À l’issue de la rencontre qu’il a qualifiée de "très bonne", le président russe se disait même prêt à "tout faire" pour la mise en place d’un processus de paix en Ukraine, après la conclusion d’un accord sur l’aide humanitaire en Ukraine.

Aucun état d’âme

Or, la réunion a coïncidé avec le lancement d’une contre-offensive éclair des insurgés pro-russes, qui ont réussi en quelques jours à mettre en déroute l’armée ukrainienne dans une vaste zone allant du sud-est de la région de Donetsk, à la frontière russe à l’est, et au sud jusqu’au port stratégique de Marioupol.
Sûr de sa force et volontiers provocateur, Vladimir Poutine est allé jusqu’à demander aux insurgés d’ouvrir un "couloir humanitaire" pour les soldats ukrainiens encerclés dans l’Est. "La force de Poutine réside dans sa capacité à s’autoriser tout un panel de moyens, sans aucun état d’âme pour poursuivre son objectif de déstabilisation de l’Ukraine", analyse Camille Grand, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique. "Il alterne entre le visage diplomatique de celui qui recherche un compromis, et celui d’un homme qui est partie prenante des combats sur le terrain."

La stratégie rappelle quelque peu celle employée par le président russe pour sauver Bachar el-Assad en Syrie. "Nous ne sommes partisans ni d’Assad ni de ses opposants, mais nous souhaitons mettre un terme aux violences et éviter une guerre civile de grande échelle", affirmait Vladimir Poutine en juin 2012. Or, quelques jours plus tard, il torpillait les négociations de paix de Genève 1, censées aboutir au transfert du pouvoir à un gouvernement syrien de transition sans Bachar el-Assad. Pendant ce temps, la Russie bloquait à l’ONU toute résolution condamnant le massacre de civils en Syrie, tout en continuant à armer le régime syrien.


Coup de maître

"Grâce à son statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, la Russie a réussi à se poser comme médiateur du conflit [syrien] tout en étant partie prenante de cette guerre", souligne le chercheur Camille Grand. Bis repetita un an plus tard. Le 4 septembre 2013, Poutine se dit prêt à soutenir une action armée en Syrie si les preuves établissant l’usage d’armes chimiques sont "convaincantes" et "que l’ONU donne son feu vert". Or, à peine une semaine plus tard, il sauve Bachar el-Assad des bombardements occidentaux en concoctant un plan diabolique sur le démantèlement des armes chimiques syriennes. Un véritable coup de maître qui rétablit le président syrien comme interlocuteur de la communauté internationale et signe par là même la mise à mort de la rébellion syrienne modérée.

Il faut dire que le maître du Kremlin a été profondément agacé par l’intervention de l’Otan en Libye en 2011, rendue possible par l’abstention de la Russie au Conseil de sécurité de l’ONU. Il avait dénoncé à l’époque une action militaire qui a "transformé la situation interne en conflit armé". La résolution du Conseil de sécurité de l’ONU "ne donne pas le droit d’intervenir dans une affaire interne et de défendre un des deux camps", s’était-il insurgé, comparant l’intervention de l’Otan à une "croisade de l’époque médiévale". C’est-à-dire très exactement ce qu’il est en train de faire en Ukraine !

Piéger les Occidentaux

Depuis la chute de Kadhafi, le président russe prend un malin plaisir à piéger les Occidentaux sur les autres théâtres de guerre. "Il allie une forme d’opportunisme à une certaine brutalité", pointe Camille Grand. "En ce sens, il possède toujours un coup d’avance sur l’Occident, qui lui permet de réaliser ses intérêts à court terme et de satisfaire son opinion publique." En Syrie comme en Ukraine, Poutine tire à son avantage le refus occidental d’intervenir et d’armer ses alliés.

"Personne de sensé ne peut souhaiter qu’il y ait une guerre avec la Russie. Il faut rester raisonnable", a d’ailleurs admis vendredi Laurent Fabius, dans une interview à France 24. "Mais il faut, par une pression de plus en plus forte, faire que la Russie renonce."

Problème : "C’est une vue d’esprit que de penser que le renforcement des sanctions peut arrêter Moscou", insiste Arnaud Dubien. "Celles-ci ne toucheront véritablement l’économie russe que d’ici plusieurs mois. Or, le calcul de Poutine est que l’issue de la crise ukrainienne se joue dans les semaines qui viennent."

Le directeur de l’Observatoire franco-russe l’assure, la stratégie de Vladimir Poutine est des plus logiques. "En soutenant les insurgés pro-russes, Poutine crée un rapport de force sur le terrain pour obliger Kiev à négocier directement avec les insurgés, et consentir à de difficiles concessions sur l’est de l’Ukraine." "La grosse difficulté de l’Occident est le décalage de temporalité", renchérit Camille Grand. "Poutine impose un rythme changeant d’heure en heure alors que le processus de sanctions occidentales se déroule sur des mois. Nous jouons sur une octave de piano, Poutine sur l’ensemble du clavier."


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