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On n’a pas encore vu les preuves de fraudes massives, le 11 janvier et le 7 février on espère voir les nouveaux élus en place, explique l’ambassadeur des Etats-Unis

mardi 29 décembre 2015

Après l’échec de la mission de Kenneth Merten, l’ambassadeur américain en Haïti, Peter F. Mulrean, a accordé une interview exclusive au Nouvelliste le 27 décembre 2015.

Le représentant de Barak Obama en Haïti a exprimé en des termes clairs son appui au processus électoral en cours et son scepticisme face à l’absence de preuves pour conforter les accusations de fraudes massives dénoncées par plusieurs partis politiques et secteurs de la vie nationale. L’ambassadeur reconnaît cependant l’accumulation des doutes qui rongent le processus électoral et attend des lumières de la Commission d’évaluation. Souhaitant que les élus prennent fonction le 11 janvier pour les parlementaires et le 7 février pour le prochain président élu, l’ambassadeur américain en Haïti formule le vœux que les membres de la classe politique haïtienne ne soient plus « coincés dans les rouages du système politique » et fassent « marcher le politique pour prendre des décisions et pour faire avancer » leur pays.

Le Nouvelliste : M. l’ambassadeur, il est 3 heures de l’après-midi, nous sommes le dimanche 27 décembre chez vous, vous n’êtes pas en train de superviser les élections ? Peter F. Mulrean : Non ! Je suis dans mon salon. Le Nouvelliste : Les USA ont dépensé beaucoup d’argent pour les élections et sont en train de constater qu’elles sont reportées, quel est votre sentiment ?... PFM : Les élections sont reportées, mais nous espérons que c’est pour peu de temps. Comme vous l’avez dit, les USA supportent ce processus électoral depuis plus d’un an. Et notre position sur les élections reste toujours la même depuis le début. Nous voulons voir des élections crédibles et transparentes en Haïti. Nous n’avons pas de préférence politique, ni de candidats, ni de partis politiques. Il faut situer notre soutien aux élections au soutien que nous apportons à l’évolution démocratique en Haïti. La nécessité de renforcer l’Etat de droit est à la base de cette évolution. Autrement dit, d’avoir des instances et des règles qui sont respectées. C’est pour cela que nous considérons que l’aboutissement de ces élections est nécessaire. Parce que non seulement le pays a besoin du renouvellement des acteurs politiques, mais aussi pour démontrer que le système de gouvernance et le système électoral marchent. Si l’on veut qu’un peuple ait confiance dans son système de gouvernance, il faut montrer que ce système fonctionne. Le Nouvelliste : Les élections sont l’objet de beaucoup de contestations. On n’a pas pu aboutir à l’organisation du second tour du 27 décembre, c’est parce que des choses se sont mal passées. Vous êtes donc d’accord avec l’existence d’une commission qui essaie d’évaluer ces élections ? Comment voyez-vous cette commission d’évaluation ? PFM : Tout d’abord, on espère que cette commission d’évaluation va pouvoir faire face aux questions posées sur le scrutin du 25 octobre. Mais, je pense que là il y a une façon de voir ce qui s’est passé lors du 1er tour. Il y a des principes que j’ai évoqués sur la nécessité de respecter le calendrier électoral, et d’avoir un nouveau président le 7 février. Mais il y a aussi les faits. En les regardant, nous sommes d’accord que les élections n’ont pas été parfaites. Il faut constater aussi qu’après le scrutin du 9 août, des leçons ont été tirées. Et ces leçons ont été appliquées au mois d’octobre. Le déroulement du scrutin du 25 octobre a vu de nettes améliorations. Notamment dans la situation sécuritaire et logistique. Il y a eu certes des irrégularités, des gens qui ont essayé d’intimider certaines personnes, etc. D’ailleurs, la Police nationale d’Haïti a procédé à des centaines d’arrestations. Mais, pour revenir à votre question, c’est depuis le 25 octobre, après avoir constaté ces améliorations, que nous avons entendu beaucoup d’accusations de fraudes massives. C’est le terme que nous entendons tout le temps. On entend parler de fraudes massives, mais pour l’instant on n’a pas encore vu de preuves. Notre ambassade a eu des observateurs déployés un peu partout le jour du scrutin. Eux, ils n’ont pas vu de fraudes massives. Les missions d’observation de l’Union européenne et de l’OEA, qui avaient des centaines d’observateurs internationaux sur le terrain, n’ont pas vu de fraudes massives. Et pour revenir au processus, le système électoral haïtien a un mécanisme contentieux pour juger les accusations de fraudes. Et je vois que la plupart des candidats qui crient le plus fort, non seulement n’ont pas utilisé ce mécanisme, mais ils n’ont pas non plus montré les preuves de fraudes massives aux médias ni au grand public. Alors, une accusation sans preuves ne rend pas coupable. C’est dans ce sens-là que je vois la nécessité de rester avec le processus, de ne pas l’abandonner, au contraire de le respecter, d’apporter des aménagements, des ajustements si nécessaire. Ce, pour démontrer la légitimité du processus. Vous avez parlé de besoin d’une commission. Il est vrai qu’autant il y a certaines personnes qui font des accusations pour suivre un agenda politique, il y a absolument d’autres gens qui, de bonne foi, doutent de la légitimité du système après avoir entendu autant d’accusations de fraudes. Et c’est là que nous espérons que le travail de la commission va pouvoir apaiser ces préoccupations. Et aussi redonner un peu de légitimité au processus et restaurer la confiance du peuple. Le Nouvelliste : L’un des rares partis à avoir été jusqu’au bout dans le processus de contestation est Fanmi Lavalas. Cela a abouti à un jugement du BCEN qui a constaté qu’il y avait 78 procès-verbaux qui ont été évalués. Ces 78 PV avaient des problèmes d’irrégularités ou de fraudes. La décision finale prise par le CEP n’a pas été de poursuivre la vérification. Est-ce qu’on n’a pas, en jouant des fois avec les recommandations et les constatations, provoqué ce déficit de crédibilité qui aboutit aujourd’hui à l’existence de cette commission ? PFM : Je pense que c’est une accumulation de doutes. Le fait que ça traîne aussi longtemps, que le processus de contestation dure si longtemps, que les mêmes accusations sont répétées cent fois, tout cela provoque une accumulation dans la tête des gens. En ce qui concerne le contentieux de Fanmi Lavalas, j’ai lu la semaine dernière une analyse de la mission d’observation de l’UE sur ces 78 PV qui ont été écartés. Eux, ils concluent qu’il n’y en avait vraiment que 3 PV qui ont été douteux. Les autres ont eu de petites irrégularités et ils ne devraient pas, selon eux, être mis à l’écart. De nouveau, je pense que cette commission d’évaluation pourrait éclaircir un peu la situation. Le Nouvelliste : Les USA et la communauté internationale en général c’est beaucoup d’argent dans le processus électoral, c’est aussi des conseillers. Comment le BCEN peut-il arriver à une conclusion qui soit aussi démentie par des experts de l’UE un mois plus tard ? Cela alimente aussi le doute. PFM : Tout à fait. Et moi je n’ai pas de bonne réponse à cette question-là. Le Nouvelliste : D’accord M. l’ambassadeur. Les Nations unies, dans un communiqué sorti la semaine dernière, ont parlé de préoccupation. Les USA ne sont pas aussi inquiets ? N’ont-ils pas de préoccupation en ce qui concerne la suite du processus ? PFM : Notre préoccupation, je l’ai déjà dit, est de voir l’aboutissement de ce processus. Et si on pensait que ce processus n’allait pas aboutir dans les conditions prévues par la Constitution et selon les règles du jeu, nous aurions de grandes préoccupations. Parce que nous considérons que, par principe, il faut suivre les élections jusqu’au bout. Vu les faits, nous ne voyons pas de raisons d’abandonner. Mais je vais vous dire une autre raison, peut-être la raison la plus importante pour achever ces élections, et c’est une raison tout à fait pratique : Haïti ne peut pas se permettre de ne pas le faire. Haiti ne peut pas se permettre de prolonger ce blocage politique qui paralyse le pays depuis deux ans. Haiti a besoin de ses acteurs constitutionnels. Et ces acteurs-là ont besoin de se mettre au travail pour faire avancer ce pays. Il y a des lois à adopter, des emplois à payer, des revenus à développer pour la santé publique, l’éducation, l’eau potable […] ». Les USA voient Haïti comme partenaire. Notre engagement vise le long terme. Et nous sommes prêts à continuer notre assistance considérable au développement de ce pays. Mais nous avons besoin d’un partenaire à plein temps. Et, non pas d’un pays constamment distrait pas des embrouilles politiques. Un nouveau gouvernement doit collaborer avec un nouveau Parlement pour améliorer la situation économique et renforcer l’Etat de droit, etc. Voilà une autre raison pour laquelle Haïti a besoin de mettre ces élections derrière elle. Le Nouvelliste : En décembre 2014, votre prédécesseur, Mme White, avait en tête le Parlement qui devait rester en poste en janvier 2015. En fin de compte, ça n’a pas pu avoir lieu, le Parlement est parti au 2e lundi de janvier. Dans quel sentiment attendez-vous le 2e lundi de janvier 2016 ? PFM : Nous espérons voir un Parlement siéger pour montrer le premier pas vers le retour à une situation normale. Et ça devrait être suivi de l’installation d’un nouveau président le 7 février. Cela ne devrait pas être un si grand défi. Je pense que toutes les circonstances sont en place pour assurer ces deux pas. Comme je viens de le dire, ces deux pas ne sont que le début. La tenue des élections n’est pas l’objectif final. Mais c’est un pas incontournable pour aller de l’avant. FD : Le 2e lundi de janvier et le 7 février sont des dates incontournables au vu des USA ? PFM : Moi, je vous ai expliqué que notre sentiment c’est de respecter les règles et le calendrier constitutionnel. Je ne vois pas de raisons pour ne pas les respecter, vu les circonstances actuelles. Nous aimerions bien voir ces dates respectées. Le Nouvelliste : Dans un article publié cette semaine, Le Nouvelliste fait état d’un rapport des régulateurs américains concernant les dépenses. Et on a parlé de Caracol, de certaines dépenses faites par l’USAID ces derniers temps qui n’ont pas donné les résultats attendus. Vous travaillez aussi sur cette problématique ? PFM : Oui, bien sûr ! Ce sont des tâches sur lesquelles je devais travailler plus que sur les élections. Et je rêve du jour où je pourrai tourner mon attention aux choses importantes comme celles-là. Ce rapport est là depuis plusieurs mois. Et on a conclu qu’il y a eu des retards, des problèmes, parfois parce qu’il n’y avait pas de partenaires en place, parfois parce qu’on avait visé un peu trop haut dès le début, parfois parce que les objectifs étaient un peu trop ambitieux. Et le rapport parle des rectifications à faire. Je pense que les grandes lignes sont justes. Justement, c’est là où on devrait mettre notre attention, pour les six années ayant suivi le tremblement de terre, pour voir si les priorités sont toujours bien alignées avec la réalité. Vous avez évoqué la question du parc industriel de Caracol. Je le constate, Caracol est un grand succès. J’y suis allé et j’ai constaté comment un parc industriel hypermoderne peut bien fonctionner en Haïti. Grâce au parc, il y a 100 millions de dollars de plus d’exportation de textile vers les USA. Il y a près de 10 000 emplois créés. C’est un très grand succès. Mais voilà une situation où parfois la rhétorique dépasse la réalité. Quelqu’un a fait des calculs, il y a quelques années, qu’il sera possible de créer tant d’espaces à Caracol. Et avec tant de mètres carrés, il sera possible d’employer 60 000 personnes. Depuis lors, tout le monde se demande où sont les 60 000 employés. Ce n’est pas un échec de ne pas être à 60 000 emplois. Les 10 000 personnes au travail, c’est un grand succès. Espérons que bientôt ce sera 15 ou 20 000 personnes. Il faut rester avec la réalité. A Caracol, on a mis en place les installations qui fournissent l’électricité non seulement au parc, mais à 7 000 familles dans les alentours. Leur vie a complètement changé. Il faut visiter ces villages où ils ont de l’électricité 24h/24. Et à cause de cette fiabilité de l’électricité, ils sont prêts à payer leur facture. On est à 98% des gens qui paient leur facture. Cela montre qu’un autre modèle est possible, qu’un succès est possible. Il faut maintenant réévaluer les priorités. Est-ce qu’elles sont toujours ce qu’elles ont été quand on a dessiné les programmes il y a quelques années ? C’est quelque chose dont je suis passionné. Le Nouvelliste : On peut faire le parallèle entre Caracol et les élections. Ce qui est prévu, ce qui arrive. En fin de compte, on doit tous les jours évaluer et réévaluer ? PFM : Je pense que la vie est une réévaluation en continu. Mais je reviens au processus, il faut avoir les règles et les normes en tête pour le faire. Une des raisons pour lesquelles j’ai été choisi pour ce poste était mon expérience dans des situations politiques complexes, y compris des élections que j’ai couvertes le long de ma carrière. Et il faut dire que, d’après mon expérience, Haïti n’est pas unique dans les difficultés qu’elle rencontre. Tous les pays ont des contentieux, voire des irrégularités. Les élections sont, par définition, une compétition avec des gagnants et des perdants. Et l’important, quand on rencontre ces difficultés, c’est justement de respecter les règles, de les renforcer si nécessaire. Mais ce respect du processus va établir l’Etat de droit. C’est une étape. Et tout le monde y fait face. Regardez l’exemple de l’élection présidentielle de l’an 2000 aux Etats-Unis. C’est peut-être le scrutin le plus controversé de notre histoire électorale aux USA avec un contentieux prolongé dans l’Etat de Floride sur le comptage des voix. Quand la Cour suprême a rendu son verdict et Georges Bush est devenu président, Al Gore a fait un discours remarquable. Il a dit qu’il était juste que ce contentieux ait été résolu par les institutions de notre démocratie. Il a dit qu’il n’était pas d’accord avec la décision, mais il l’a acceptée. Et il a insisté que le gagnant et le perdant l’acceptent dans un esprit de paix et de réconciliation qui rendrait notre pays plus fort. C’est ça l’évolution. On n’arrive peut-être jamais aux élections parfaites, mais à chaque fois on bâtit un meilleur système. Et j’ai aussi cet espoir pour Haïti cette fois-ci. Le Nouvelliste : Nous sommes le 27 décembre, les élections sont reportées, et c’est la période des vœux. Si l’ambassadeur des Etats-Unis avait des vœux à faire à la classe politique haïtienne, ç’aurait été quoi aujourd’hui ? PFM : D’abord je leur souhaiterais mes meilleurs vœux pour l’année. J’aimerais bien travailler avec toute la classe politique haïtienne, avec eux tous pour faire avancer les grandes priorités du pays. Mais je demanderais qu’ils se mettent au vrai travail. Le Nouvelliste : Pour le moment, vous estimez que ce n’est pas toujours le cas. PFM : J’estime qu’ils sont toujours coincés dans les rouages du système politique. Ce n’est pas la même chose que faire marcher le politique pour prendre des décisions et pour faire avancer un pays.


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