MosaikHub Magazine

Ebola : à Monrovia avec les ramasseurs de corps

vendredi 12 septembre 2014

REPORTAGE. C’est sur les cadavres que le virus est le plus contagieux. Six équipes, exposées à un risque maximum, sillonnent la capitale du Liberia pour les enlever.

De notre envoyée spéciale à Monrovia (Liberia), Claire Meynial

Abraham a sept ans, il sanglote en hoquetant, accroché à sa tante. Dans ses bras, il tient sa petite soeur, Beatrice, 9 mois, effrayée, dont le nez coule sur son tee-shirt. Katiatu Pallah, sa tante, lui lâche la main. Et s’en va. Un large cercle se forme autour des deux enfants, composé de voisins silencieux et de pleureuses qui hululent. Abraham est hébété, mais quand enfin il se décide à bouger, tout le monde recule. Sa mère est morte, fauchée par Ebola. Deux cosmonautes dont il ne voit pas les yeux viennent de déposer son corps, enveloppé dans un grand sac noir, à l’arrière d’un pick-up. Nous sommes à Banjor, un ancien camp de réfugiés sierra-léonais. Et c’est très exactement la vingt et unième fois que l’équipe de ramassage des corps intervient dans cette partie du bidonville, une quarantaine de maisons. "Certaines ont été entièrement vidées. Comme celle-là, juste derrière, montre Friday Kiyee. Sept personnes d’une même famille..."

Friday est le chef de l’équipe numéro un, l’une des six coordonnées par la Croix-Rouge libérienne, depuis mars, lors de la première vague de l’épidémie. Par opportunisme, peut-être : il travaillait dans une morgue qui a fermé. Tous les morts, aujourd’hui, sont traités comme des victimes d’Ebola, pour éviter toute contagion. Et la paie est intéressante : 1 000 dollars par mois, une fortune au Liberia, même si l’équipe n’est pas nourrie. Mais il n’y a pas que ça. "Il faut bien que quelqu’un s’en charge, je veux aider mon pays", assure-t-il. Étant donné les conditions de travail de ces héros en scaphandre, on est bien obligé de le croire. "Ça ne nous fait pas vraiment plaisir, de faire ça", raconte Elijah Nimely, ancien étudiant en management de 26 ans et membre de son équipe. "Parfois, on trouve le corps dans une mare de vomi, de sang ou de diarrhée." Il se souvient d’une journée où il a enlevé dix-sept corps. Des cas difficiles, ils en voient tous les jours, mais celui-là les remue.

Preuves morbides

Bendu Pallah est morte en laissant deux orphelins : son mari s’est enfui quand elle est tombée malade. Qui va s’occuper d’Abraham et de Béatrice ? "Pas moi ! J’ai peur, peut-être qu’ils ont attrapé Ebola aussi, proteste Katiatu en pleurs. Qu’on me prouve qu’ils ne l’ont pas, sinon je ne les prends pas." Il y a peu de chance qu’on lui fournisse un certificat : ces enfants n’ont aucune raison d’être amenés au centre de prise en charge de MSF, ils ne sont pas malades. Pas encore. Abraham s’est occupé de sa mère dans ses derniers jours, et à part un mort d’Ebola, il n’y a rien de plus contagieux qu’un malade en phase terminale... "Ces enfants vont probablement mourir de faim", redoute Friday Kiyee.

La peur et le déni sont des réactions que les équipes de fossoyeurs rencontrent tous les jours, de même que l’exaspération due à l’attente : certains ont parfois appelé la hotline 48 heures auparavant, pour qu’on vienne enlever le corps. Dans les débuts, la population leur jetait des pierres, les équipes sont désormais accompagnées par la police, qui se tient à une distance prudente. "Tant que vous ne nous fournirez pas une preuve qu’il est mort d’Ebola, nous ne vous croirons pas", hurle Lionel Depaul, 30 ans, alors qu’on enlève un de ses amis dans le bidonville de Thinker Village. "Pour moi, il avait une pneumonie", soutient-il. La tension monte, un groupe s’en prend à l’équipe, qui repart. Les tests, ce n’est pas son boulot. C’est celui de l’équipe de prise en charge des cas, qui est censée intervenir avant. Exceptionnellement, elle est venue et a procédé à un prélèvement. Mais il est rarissime qu’elle ait le temps de revenir informer le voisinage. Qui préfère considérer que le défunt est mort de tout, sauf d’Ebola.

"Vos cagoules !"

Car la maladie avance avec son cortège de stigmatisations, qui touchent aussi les fossoyeurs. "Dans mon église, tout le monde m’a interdit d’aller à la messe, ils ne veulent plus que j’approche", témoigne Ebenezer Murbah, membre de l’équipe numéro un. L’entourage craint qu’ils ne transportent le virus meurtrier, même s’ils prennent toutes les précautions. Lorsqu’ils arrivent dans une maison, ils commencent par pulvériser du chlore sur les lieux, puis sur le corps, avant de l’envelopper dans un sac, lui-même aspergé, puis dans un autre, aspergé à nouveau. Ils pulvérisent ensuite les voitures qui ont pu le toucher, puis le sac qui contient les effets personnels du mort, et enfin leur propre équipement, avant de l’ôter avec soin. Pour chaque cas (une équipe en traite environ six par jour), ils changent de "PPE", le "Personal Protective Equipment", avec son masque, son tablier, ses gants, sa capuche, ses lunettes.

Ces mesures permettent de limiter les risques et de rassurer les équipes, mais leur application ne tient qu’à un fil. Au siège de la Croix-Rouge libérienne, dans le centre de Monrovia, le secrétaire général Fayiah Tamba se désespère, écrasé par les problèmes de logistique : "Le matériel de sécurité est crucial, or les lignes aériennes ferment et il arrive en retard. Nous recevons parfois les bottes, parfois les gants, et pas assez... Car nous ne sommes pas les seuls à avoir besoin de PPE, MSF en consomme énormément." Le soir, ce précieux matériel dont dépend la survie du pays est balancé dans l’incinérateur du crématorium de Marshal, hors de Monrovia. C’est ici que les fossoyeurs terminent leur journée, dans une fumée âcre, et que les morts d’Ebola sont incinérés. "La nappe phréatique est à un mètre de profondeur, on ne peut pas se permettre de les enterrer et de contaminer l’eau", explique Jean-François, architecte chez MSF. Cela fait quinze ans qu’il aligne les missions pour l’ONG, mais c’est la première fois qu’il doit construire des crématoriums. Avec la recrudescence des cas, celui qui existait, pour la communauté hindoue, est devenu totalement insuffisant.

Stephen Rowden, responsable de l’eau et de l’assainissement pour MSF, est ici aussi, tous les soirs, pour superviser le retour de l’équipe du centre d’ELWA III, qui a ramené onze corps. Le chiffre le plus bas de la semaine. "Pendant la journée, sur le terrain, ils sont extrêmement méticuleux, et ici, ils se relâchent", soupire-t-il avant de s’interrompre : "Vos cagoules ! Vous avez de la peau à découvert sur le visage, mettez-les !" Certains suggèrent de passer sur ce détail, "pour cette fois", Stephen est inflexible : "Il suffit qu’il y ait du fluide corporel sur l’un des sacs, qu’il y ait une projection, il suffit de n’importe quoi pour être contaminé !" Du côté de la Croix-Rouge libérienne, on est plus détendu, le matériel est enlevé avec une insouciance qui fait trembler Stephen Rowden. Une équipe était en congé, les cinq autres ont ramené vingt-huit corps. Pour ces trente-neuf personnes, en tout, ramassées à Monrovia, combien attendent encore, dans le recoin d’une maison infectée ? Pour Friday Kiyee, la journée de travail est finie. Il blague avec les collègues et rentre chez lui, avant la tournée de demain. Il n’est malheureusement pas près d’être au chômage.


Accueil | Contact | Plan du site | |

Creative Commons License

Promouvoir & Vulgariser la Technologie