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État islamique : la volte-face de l’Arabie saoudite

jeudi 18 septembre 2014

Après avoir contribué à l’essor du groupe djihadiste, le royaume saoud vient de rejoindre la coalition internationale pour en venir à bout. Explications.

Pressée par les États-Unis de les rejoindre dans sa guerre contre l’État islamique (EI), l’Arabie saoudite a finalement cédé. À l’issue d’une réunion organisée jeudi dernier à Djedda, le secrétaire d’État John Kerry a obtenu le ralliement du royaume saoud et de neuf autres pays arabes à sa coalition internationale contre les djihadistes. Pour l’heure, Riyad s’est engagé à verser 500 millions de dollars au Haut-Commissariat pour les réfugiés, mais il n’a pas écarté une aide militaire en Irak.

"L’Arabie saoudite est incapable de se prendre en main au niveau militaire", juge pourtant Karim Sader, politologue et consultant spécialisé dans les monarchies du Golfe. "La présence des pays du Golfe est indispensable à la coalition, car il s’agit d’apporter un cachet arabo-musulman à cette campagne afin qu’elle ne soit pas perçue par les populations arabes comme une agression occidentale." Une façon également de faire taire les soupçons de double jeu de l’Arabie saoudite, accusée de financer les djihadistes en Syrie et en Irak.

Laisser-aller au sommet de l’État

"L’État saoudien ainsi que l’establishment religieux n’ont jamais financé l’État islamique qui représente une menace directe pour leur survie", souligne Nabil Mouline, spécialiste de l’Arabie saoudite au CNRS et à Stanford. "En revanche, il a pu exister un certain laisser-aller au sommet de l’État, dont ont profité des acteurs privés et réseaux souterrains informels pour financer les djihadistes." Dès le début de la révolte syrienne en mars 2011, l’Arabie saoudite s’est placée dans le camp appelant au départ de Bachar el-Assad.

Encouragées par l’État saoudien, nombre d’associations caritatives ont appelé à la "zakat" - la collecte de fonds humanitaires dans le cadre de l’islam - afin de venir en aide aux populations sunnites réprimées par le président syrien. À la manoeuvre, des réseaux de prédicateurs religieux, mais aussi des hommes d’affaires réputés pieux, parfois liés à la vaste famille royale saoudienne. Or, sur le terrain, une partie des fonds se sont rapidement retrouvés entre les mains des djihadistes. Pourtant, le financement de tels groupes est officiellement interdit et sévèrement puni dans le royaume. "Le problème est qu’il est extrêmement difficile de mettre en place un système de régulation stricte de ces fonds", pointe Fatiha Dazi-Héni, spécialiste du Golfe à l’Institut de recherches stratégiques de l’École militaire.

Le sulfureux prince Bandar

Les nombreuses divisions au sein de la famille régnante facilitent la donne. "Le pouvoir saoudien n’est pas centralisé, mais distribué verticalement entre plusieurs factions concurrentes de la famille royale, dont chacune possède sa propre politique étrangère, parfois contradictoire avec la ligne officielle, qu’elle compte réinvestir dans sa lutte interne", explique le chercheur Nabil Mouline. Voilà pourquoi, si, officiellement, Riyad ne finance que les rebelles "modérés" de l’Armée syrienne libre, des fonds saoudiens alimentent aussi le Front islamique (rebelles islamistes), ainsi que les djihadistes d’Al-Nosra et de l’État islamique.

Un constat qui s’explique également par la présence à la tête des renseignements saoudiens du sulfureux prince Bandar bin Sultan. Lors de la militarisation de la crise syrienne, cet ancien ambassadeur du royaume aux États-Unis a entièrement pris en main le dossier et mené une stratégie des plus agressives. "Il a joué double jeu", affirme la chercheuse Fatiha Dazi-Héni. "Il cultivait des liens avec certains groupes ultra-radicaux, notamment à Tripoli, dans le Nord-Liban, car sa mission était de briser l’axe chiite Damas-Téhéran." Or, en poussant à la confessionnalisation du conflit [tout comme la Syrie et l’Iran, NDLR], Bandar bin Sultan a contribué à son pourrissement, et fait le jeu de Bachar el-Assad. Le Saoudien sera évincé de son poste début 2014.

Jeu dangereux

"Les Saoudiens ont commis une grave faute d’appréciation", analyse Nabil Mouline. "Ils pensaient que les djihadistes pourraient durablement affaiblir Bachar el-Assad et qu’ils pourraient facilement se débarrasser de ces groupes par la suite." Un jeu dangereux qui se retourne aujourd’hui contre eux. "La première cible de l’État islamique aujourd’hui est le royaume saoud, insiste Karim Sader. Les djihadistes veulent en venir à bout, car il représente à leurs yeux un pouvoir corrompu qui a juré fidélité à l’Occident."

Décidément, l’Arabie saoudite n’a pas appris de ses erreurs du passé. Dans les années 2000, ce sont ces mêmes réseaux opaques qui ont financé les djihadistes - dont beaucoup de Saoudiens - partis combattre l’Amérique en Afghanistan et en Irak. Des combattants qui, de retour au pays, ont mené entre 2003 et 2006 une vaste campagne d’attentats dans le royaume. Dix ans plus tard, la présence dans les rangs de l’État islamique de milliers de combattants saoudiens - soit le plus grand contingent étranger de l’organisation - laisse craindre une répétition de l’histoire.

Islam rigoriste saoudien

Consciente du danger que représente l’État islamique pour sa survie politique, la gérontocratie saoudienne a adopté en début d’année une série de mesures drastiques. À la frontière irakienne, Riyad a édifié une épaisse clôture de 900 kilomètres pour empêcher toute incursion de combattants. Dans le domaine politique, les autorités saoudiennes ont placé l’État islamique sur sa liste des organisations terroristes et menacé de lourdes peines de prison (de 5 à 30 ans) tout citoyen s’engageant dans ses rangs. Sur le plan religieux, le grand mufti d’Arabie saoudite, Abdel Aziz Al-Cheikh, a déclaré que les djihadistes de l’État islamique et d’al-Qaida étaient l’"ennemi numéro un de l’islam".

Une manière de couper court aux accusations de duplicité des autorités religieuses saoudiennes. En effet, les djihadistes de l’État islamique s’inspirent du wahhabisme, une vision ultra-rigoriste de l’islam sunnite née au XVIIIe siècle en Arabie saoudite et diffusée dans le monde entier à grand renfort de pétrodollars. Ainsi, dans un article publié dans le quotidien saoudien Al Riyadh intitulé "la farce des fatwas", Hissan bin Ahmed bin Al al-Sheikh, membre de la famille du grand mufti, liste toutes les mesures radicales introduites dans le royaume depuis les années 1980. D’après lui, ces lois ont "miné la vie publique" et "glorifié une culture de la haine et de la mort" dans la société saoudienne, qu’il dit reconnaître dans l’État islamique.

Toutefois, le spécialiste Nabil Mouline rappelle que l’idéologie prônée par l’État islamique diffère du wahhabisme saoudien. "Le djihadisme est une hybridation de plusieurs doctrines et idéologies politiques et religieuses. Il emprunte au wahhabisme la rupture avec les non-croyants, c’est-à-dire le fait que tout ce qui nous entoure est non-croyant et que la seule interaction possible avec eux est la guerre ou la conversion", explique le chercheur. "En revanche, l’idée de la renaissance de l’islam, qui passe par une réunification du monde musulman, est complètement étrangère au wahhabisme, et puise ses racines dans les doctrines des Frères musulmans et du nationalisme occidental."


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