MosaikHub Magazine

Robin des bois était roumain

lundi 29 septembre 2014

Dans un premier roman original, bref et tranchant, Irina Teodorescu renoue avec le conte populaire allégorique. Truculent.

Vade-mecum

Quelque part à l’est, au début du XXe siècle. Ghoerghe Marinescu fait tailler sa jolie moustache de petit-bourgeois chez le barbier. Avec fracas, un autre moustachu entre alors dans la boutique. L’homme est pressé, en sueur, menaçant, affiche à sa longue moustache d’antiques croûtes de haricots blancs séchées telles les boules de Noël aux branches du sapin et exige du barbier sa lame la plus affûtée. Son haleine fétide à l’effluve de sauce avariée n’inspire guère la charité, mais Ghoerghe, stimulé par sa position délicate - tête penchée en arrière et gorge bien offerte -, cache adroitement son dégoût et lie amitié. Saisissant le besoin du bandit, il lui propose mieux qu’une lame bien aiguisée : il a parmi les affaires de son père deux pistolets, qu’il dit pouvoir apporter dans l’heure. La gorge de Ghoerghe est bien mise, mais elle n’est pas à la hauteur de celles que tranche habituellement le bandit : des bien grasses, des plus bourgeoises, des plus riches (et puis il sera toujours temps de la lui déchiqueter, en temps voulu). Marché conclu, donc, le rendez-vous est pris dans une taverne du village.

Une heure plus tard, Gheorghe, les deux pistolets et l’amateur de haricots blancs répondent présent. Le bandit moustachu a beau être fort cochon, sa tâche n’en n’est pas moins honnête : il fait ce que firent avant lui un certain nombre de Robin des bois pré-socialisants : il prend aux riches pour donner aux pauvres. Il est courageux mais triste, aussi, fatigué d’être pourchassé par la police, sale et seul : il a besoin de parler. Gheorghe lui prête alors son épaule cupide, l’amadoue jusqu’à connaître sa planque remplie de coffres à redistribuer aux nécessiteux, le tue, rafle le magot. Dans un dernier souffle, le bandit moustachu les maudit, lui et toute sa descendance, sur plusieurs générations, jusqu’à l’an 2000.

En effet, ce sera l’hécatombe. Enfants, cousins, neveux, tantes, les très méchants, les très purs, qu’ils soient saints, ivrognes ou masochistes, tous les Marinescu seront frappés par la malédiction qui les collera comme une bernique jusqu’à "l’an 2000". Les narrateurs, les décennies, les villes d’Europe, les entourloupes et les morts cavalent ; à tire-d’aile, sans forcer la curiosité mais en l’éveillant toujours par le ton, une savoureuse ironie et un humour sec, Teodorescu se balade et s’amuse, sûre d’elle, enchanteresse.

Pourquoi le lire ?

Parce que c’est un roman qui semble avoir été écrit en souriant, sans angoisse, et par un auteur qui a vraiment le goût, la joie et le sens du récit. Comme tous les contes, il a l’air bien naïf, mais il ne l’est peut-être pas tant que ça. À coups de loufoqueries, Teororescu ne fait rien de moins qu’enquêter sur la noirceur des hommes et du monde, même en riant. Son histoire vise à distraire, mais n’en oublie pas pour autant d’édifier, c’est étrange et tragique ; 160 petites pages d’émotion légère, une trêve, un oubli provisoire de la réalité. Le genre de livre qui, le temps de le lire, dilate un peu le temps de vivre. Et fait réfléchir. L’air de rien.

Où et quand le lire ?

Comme il n’y a (presque) plus de tavernes, disons dans les bars de Bucarest, de Paris ou de Vienne, partout où les membres de cette maudite dynastie ont tenté de se débarrasser de la malédiction. Ou bien, comme il n’y a (presque) plus de barbiers, disons chez le coiffeur.

À qui l’offrir ?

À ceux qui aiment l’argent. Au Prince Jean et au Sheriff de Nottingham. Aux moustachus.

La Malédiction du bandit moustachu d’Irina Teodorescu, Gaïa, 160 pages, 17 euros.

DÉCOUVREZ - Un extrait de La Malédiction du bandit moustachu d’Irina Teodorescu :

"Ainsi, le mardi suivant, les deux protagonistes se retrouvent à la taverne et s’en vont ensemble vers la maison Marinescu. L’homme à la longue moustache a déjà distribué une grande partie de sa nouvelle fortune aux paysans démunis, mais il lui reste une ou deux caisses toutes pleines d’or et de bijoux de grande valeur, Gheorghe le sait, car il a tout de même bien fait ses calculs. À dos du seul cheval que son père lui a laissé avant de partir, il conduit l’homme dans sa maison, puis dans la cuisine, puis dans la cave, à travers une trappe, en l’assurant que personne ne saura qu’il est caché là et qu’il peut ainsi se reposer autant qu’il lui plaît. Il lui promet aussi de revenir dans moins d’une heure avec de la nourriture. Seulement, Gheorghe n’est pas un homme de parole ! Certes, le bandit moustachu peut se reposer, mais ni eau ni victuailles n’arrivent ! Au fil des longues heures qui s’ensuivent, il mange d’abord les miettes de haricots stockées dans ses moustaches, puis carrément ses poils, puis contre un unique bol d’eau il livre à Gheorghe le secret de l’emplacement de ses coffres d’or. Mais tandis que le jeune Marinescu part à la recherche du trésor, la soif le terrasse encore et rien d’autre ne vient, personne n’entend ses cris et ses prières, alors, dans sa grande souffrance, il lèche le bol, il mange le bol, suce sa sueur, boit ses larmes et avale sa pisse. Trois jours plus tard, il meurt enfin en maudissant Gheorghe Marinescu et toute sa descendance jusqu’en l’an deux mille.

Gheorghe Marinescu en rit, car il est maintenant riche. Quelques mois plus tard, à la mort de son père, il se rase le visage, décide de porter un monocle et entreprend d’agrandir sa maison. Il en fait un joli manoir, puis il prend femme dans la bourgeoisie moyenne de la contrée, une certaine Lila. Avec elle, il a deux enfants, un garçon et une fille. Ensuite, comme tout premier maudit de sa lignée, Gheorghe Marinescu meurt d’une blessure par balle bêtement perdue lors d’une partie de chasse. Il a vingt-sept ans le jour de son trépas."


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