MosaikHub Magazine

Carl Labossière a cassé sa pipe

jeudi 9 octobre 2014

Carl Labossière, 71 ans, a cassé sa pipe. À 7 heures du matin, ce mardi 7 octobre 2014, 16 jours avant son anniversaire, il s’est éteint à l’hôpital du Canapé-Vert. « Carlito est parti tranquilement, doucement », a confié sa moitié, Monique Oriol Labossière, le visage fatigué après une énième hospitalisation de l’homme à qui elle avait dit oui pour le meilleur et pour le pire en 1967. Le vide laissé est déjà immense. « Je suis rentrée chez nous sans Carlito », a mesuré sèchement Monique Labossière, entourée de son fils Junior, son beau-frère Claude Labossière, de Robert Labrousse, Jean-Robert Delsoin et d’autres amis accourus à la résidence du couple vers midi. « C’est mieux comme ça. Il ne souffrira plus », tranche Claude Labossière, agacé de voir son frère dans cette bataille à arme inégale avec son mal.

Le ballet entre la salle 38 et l’unité de soins intensifs n’a suffi qu’à amoindrir la douleur provoquée par ce cancer de la prostate en phase terminale. L’ombre de la mort, petit à petit, recouvrait le visage de Carl Labossière. Amaigri, affaibli, chaque minute le rapprochait un peu plus du vide, du silence. « Le verbe avait quitté son corps ; ses mots n’étaient que des sons marmonnés. Les yeux mi-clos, il semblait mépriser ce reste de lui-même. Son esprit prisonnier d’une enveloppe brisée l’agaçait, lui faisait presque honte », a décrit un de ses amis du journal Le Nouvelliste, convaincu que, pour Carl Labossière, partir était une délivrance mais surtout une ultime résistance à la mort, la faucheuse.

Dépouillé par la maladie

Le cancer de la prostate, peu à peu, avait tout pris à Carl Labossière, ce hiérarque du journalisme, ex-gérant-responsable du journal Le Nouveau Monde, ex-coordonnateur de la revue Bravo, une publication du journal Le Nouvelliste qui rendait hommage à des personnalités méritantes. L’inventaire de ses pertes, parfois, Carl Labossière le faisait sur le ton de la boutade. « Sonson est mort avant moi. Bye bye Luky Luke », savait-il plaisanter de son impuissance sexuelle, alors qu’il était cloué sur son lit à cause de problèmes lombaires. Ce fin danseur, amoureux de la musique latine, de sa mythique pipe, avait dû dire adieu à la danse. « Je fais tout dans ma tête maintenant », racontait Carl Labossière, riche de ses souvenirs, de ses amis. Carl Labossière, sensible, a été très ému de recevoir chez-lui le président Martelly. Pendant 45 minutes, les mots du chef de l’Etat, accouru au chevet de son collaborateur, de l’une de ses plumes, l’avaient marqué. « C’était très élégant de sa part », a confié Carl Labossière à un ami au téléphone.

Petit bilan d’une vie

Il y a quelques mois, sur son lit, entouré d’une flopée de crucifix et de photos de son fils Junior, de ses petits-fils, Carl Labossière savait qu’il écrivait les dernières pages de sa vie. « Je n’ai pas à me plaindre, car j’ai mené ma vie sur les chapeaux de roue », avait confié CL, bon vivant, fin intellectuel et franc autodidacte.
« Je suis très amer », avait-t-il ajouté dans un autre souffle, creusant sa tête afin de trouver le sens de ses sacrifices. « Est-ce que cela valait la peine de m’être autant sacrifié ? », se demandait Carl Labossière. Sur le plan collectif, l’auteur « d’Autoregards », une compilation d’articles analysant le pays sous toutes ses coutures depuis des décennies, voit un désert. « Il n’y a que des velléités individuelles de reprise, mais elles ne sont pas étayées par la foi en ce que nous sommes et en ce que nous représentons », avait constaté le hiérarque, rapellant qu’aucun pays ne peut se reprendre « sans avoir foi en lui-même ». « Est-ce qu’on croit encore à ce pays ? », s’était demandé Carl Labossière avant d’allumer une cigarette peu après avoir détaché ses yeux d’une revue Historia.

Ce « nationaliste ouvert sur le monde » avait le courage de ses convictions. Duvaliériste ? « Cela dépend de l’intention que cache ce mot », répondait-t-il. « Je n’ai jamais souscrit à certaines répressions que souvent je jugeais bêtes et inutiles. Mais, en même temps, j’ai apprécié le substrat idéologique qui a permis à la classe moyenne de faire des avancées substantielles et irréversibles », avait précisé CL. Le 22 septembre 1994, peu avant le retour d’exil de Jean-Bertrand Aristide, avec des amis, des « compagnons de courage » comme il les appelle, Carl Labossière avait déposé une « gerbe de protestations » contre l’occupation d’Haïti. Il fallait avoir du courage pour le faire à l’époque, avait dit Carl Labossière, provocateur né. Avec les militaires, il admet avoir fait un bout de chemin, sans approuver toutes leurs actions. L’essentiel, pour Carl Labossière, c’était la préservation de la souveraineté nationale.

En 1990, dans un opuscule, « Exit Monroe », il avait mis en garde le pays contre les dangers de l’implication de l’ONU dans les élections de cette année-là. 28 ans après, Carl Labossière affirmait ne retirer aucune satisfaction d’avoir vu venir ce qui allait être l’omniprésence des Nations unies en Haïti. « J’ignore la MINUSTAH », avait soupiré Carl Labossière. « Le pays est dans une situation où sa présence peut se justifier », avait-il concédé non sans tristesse.

Chapeau à des amis

Carl Labossière, arc-bouté à son indépendance d’esprit, a connu une longue traversée du désert après 1994. Quand Max Chauvet, directeur général du journal Le Nouvelliste, lui confie la revue Bravo, Carl Labossière, encore aujourd’hui, croit que sa vie était sauvée. Par Max Chauvet, « qui est plus qu’un ami », avait expliqué celui qui a été plongé dans le bain du métier, à la fin de sa vingtaine dans les années 60, par Lucien Montas et Dieudonné Fardin (Le Nouvelliste et le Petit Samedi soir). La revue Bravo, dont les objectifs étaient de mettre en évidence des personnages de mérite afin de donner des modèles positifs à la jeunesse, a permis à CL de donner la mesure de son talent. Du haut de ses expériences, le hiérarque, qui croit que « le journalisme est avant tout humilité », s’était inspiré de ses mentors. Lucien Montas, Ulysse Pierre-Louis, « les sages » ; Clarens Pierre-Pierre, l’efficace ; René Piquion, le redoutable polémiste ; Efton Desannées qui lui a appris la maîtrise des brèves, des « chiens écrasés ».

Carl Labossière, ce fils des Cayes, de Jérémie et de Jacmel à la fois, sans son corps cassé, dans l’au-delà, va se remettre à la pipe et fumer l’éternité en compagnie d’autres pontes de la rue du Centre comme son ami Carlo Désinor, ex-rédacteur en chef du journal Le Nouvelliste. Les funérailles de Carl Labossière seront chantées ce vendredi 10 octobre, à 7h 30 heures du matin, en l’église St-Pierre de Pétion-Ville.

Roberson Alphonse
robersonalphonse@lenouvelliste.com


Accueil | Contact | Plan du site | |

Creative Commons License

Promouvoir & Vulgariser la Technologie