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Les raisons de la défiance turque envers les défenseurs kurdes de Kobané

lundi 13 octobre 2014

La Turquie refuse obstinément d’ouvrir sa frontière aux volontaires kurdes prêts à renforcer les « Unités de protection du peuple kurde » (YPG, branche armée du parti kurde de Syrie PYD, lié au Parti des travailleurs du Kurdistan turc ou PKK interdit en Turquie), qui défendent désespérément la ville syrienne de Kobané prise en étau depuis près de quatre semaines par les djihadistes.

◾Les explications d’Ankara

« La Turquie ne peut pas armer des civils et leur demander de se battre contre des groupes terroristes. (…) Envoyer des civils à la guerre c’est un crime ! », a expliqué Mevlut Cavusoglu, le ministre turc des affaires étrangères à France 24 lors de sa visite en France, le 10 octobre.

Ankara se refuse à aider les défenseurs de Kobané en raison de leur affiliation au PKK et aussi parce que les Kurdes du parti de l’Union démocratique de Syrie (PYD) ont longtemps été les meilleurs soutiens du régime de Damas dans les régions qu’il contrôlait, éradiquant toute forme d’opposition à Bachar Al Assad et refusant de frayer avec l’Armée syrienne libre.

C’est ce qui est ressorti des entretiens tenus la semaine dernière à Ankara entre Salih Muslim, le co-président du PYD, des diplomates turcs et les services secrets (MIT). Salih Muslim réclamait le passage libre à Mursitpinar (le point de passage situé en face de Kobané sur la frontière turco syrienne) pour des armes, notamment anti chars destinées à ses combattants, en mauvaise posture à Kobané malgré les frappes de la coalition. Ses interlocuteurs lui ont demandé de couper les ponts avec le régime de Damas, de dissoudre les gouvernorats mis en place dans les enclaves kurdes et de se distancer du PKK.
Le refus d’Ankara de se porter au secours de la ville assiégée par les djihadistes a mis les dirigeants turcs sous le feu des critiques des alliés de l’OTAN. « Notre plus gros problème était nos alliés dans la région, les Turcs sont de grands amis (des islamistes radicaux), tout comme les Saoudiens et les Emirats arabes unis », a lâché le vice-président américain Joe Biden lors d’un discours à Harvard le 3 octobre, avant de se confondre en excuses auprès du président turc Recep Tayyip Erdogan.

◾Un processus de paix en péril

En interne, la bataille de Kobané a rallumé le feu de la contestation dans les régions kurdes du sud-est de la Turquie et dans les grandes villes, où les affrontements entre la police et les manifestants pro-kurdes ont fait plus de 30 morts la semaine dernière.

Le sort de Kobané n’est pas sans risque pour la Turquie. Si la ville tombe aux mains des djihadistes, une nouvelle flambée de violence risque d’embraser à nouveau les régions kurdes, mettant en péril le processus de paix engagé entre le PKK et le gouvernement islamo conservateur de l’AKP. « On ne peut pas mener de négociations alors qu’ils sont en train de créer les conditions d’un massacre à Kobané », a indiqué Cemil Bayik, le numéro deux du PKK, dans une interview donnée au New York Times depuis son QG des monts Qandil, en région autonome du Kurdistan d’Irak. « Nous ne marchanderons pas le sang de Kobané contre un accord », a-t-il ajouté, menaçant de renvoyer les combattants du PKK en Turquie d’où ils se sont retirés depuis le cessez-le-feu conclu en mars 2013.

Sa menace ravive le spectre de la guerre entre le PKK et l’armée régulière, qui fit environ 30 000 morts, des centaines de milliers de déplacés et la destruction de 3 000 villages au tournant des années 1990. A l’époque, les officiels turcs niaient l’existence des Kurdes, appelés « Turcs des montagnes ».

Une décennie de normalisation a changé la donne. Les Kurdes de Turquie (15 millions de personnes) peuvent désormais enseigner et apprendre leur langue, les disparitions de militants kurdes ont cessé de même que les embuscades du PKK contre les jeunes recrues de l’armée turque. La prospérité économique des années Erdogan, a gagné le sud-est du pays, favorisant l’émergence d’une classe moyenne. Gagnées par la fièvre de la consommation et de la construction, les grandes villes kurdes (Diyarbakir, Gaziantep, Sanliurfa, Mardin) sont bien plus prospères aujourd’hui qu’il y a dix ans.

◾Une déclaration d’Öcalan attendue mercredi

Abdullah Öcalan, le chef historique du mouvement indépendantiste kurde, a lui aussi mis en garde contre le risque d’une rupture des pourparlers. Emprisonné depuis 1999, le dirigeant kurde purge une peine de réclusion à perpétuité dans l’îlot d’Imrali, en mer de Marmara, où il reçoit régulièrement la visite de parlementaires et de négociateurs des services turcs. Nul doute qu’il appellera au calme dans la déclaration qu’il doit faire mercredi 15 octobre.

Un nouveau négociateur lui rendra bientôt visite, il s’agit de Muhammet Dervisoglu, ancien chef adjoint du MIT, qui a été récemment chargé des négociations avec le PKK et aussi de la lutte contre les réseaux djihadistes. Persuadé qu’une solution négociée au problème kurde reste possible malgré la chute probable de Kobané, Ankara manie la carotte et le bâton.

En prévision d’une nouvelle flambée de violence dans les régions kurdes, le parlement planchera mardi 14 octobre sur un nouveau paquet de lois sécuritaires. Certains amendements autorisent la police à tirer sans sommation sur les manifestants dès le premier cocktail Molotov lancé. Les utilisateurs et les fabricants de cocktail Molotov, désormais assimilé à une arme, risqueront jusqu’à 12 ans de prison.

Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Journaliste au Monde


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