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Spécial Brésil : Sócrates, le footballeur qui faisait la révolution

dimanche 15 juin 2014

Son père le voyait devenir leader politique. Sócrates fut bien plus que cela : une idole romantique. Disparu en 2011, l’ancien milieu offensif de la Seleção a durablement marqué le pays.

Raí Souza Vieira de Oliveira a pris ses quartiers à l’abri du tumulte. Il reçoit au calme d’un vallon de verdure, dans les rues ombragées qui serpentent sous les avenues saturées du centre de São Paulo. En début de soirée, le soleil est encore chaud, l’ancienne star du Paris Saint-Germain et de l’équipe du Brésil ouvre une bière sur une table de jardin pour évoquer le souvenir de son père. Il lui semble impossible de ne pas commencer par lui. Un homme du Nordeste qui a choisi les prénoms de ses trois premiers fils en hommage aux philosophes et stratèges grecs de l’Antiquité (Sócrates, Sófocles et Sóstenes) mérite tous les égards. « Enfant, je dormais à côté de son bureau, dit Raí, le plus jeune de ses six garçons. Je me souviens d’avoir toujours vu la lumière passer sous la porte. Il lisait sans discontinuer. Sa famille était très pauvre, il était autodidacte, et il a étudié toute sa vie. A 50 ans, il commençait encore un cursus à l’université ! » En 1954, le fils aîné est baptisé Sócrates Brasileiro (le Socrate brésilien). Il partage les lectures de son père, qui rêve d’en faire un penseur politique, un leader, un élu... Le père n’est pas tombé loin. Avec ses yeux noirs, ses allures de chat efflanqué et son style unique (il a fait de la talonnade tout un art), Sócrates, dit « le Maigre », est devenu une figure charismatique du football brésilien. Une idole romantique, dont le visage mangé de barbe orne badges et T-shirts comme celui de Che Guevara. « Un libertaire et un libérateur », dit Juca Kfouri, chroniqueur vedette de São Paulo, qui fut son intime jusqu’à sa disparition, en 2011, à l’âge de 57 ans.

L’esclavage moderne du football

Diplômé en médecine, militant de gauche plutôt extrême et milieu de terrain de la dernière équipe « magique » du Brésil, celle de la Coupe du monde 1982 (anéantie par le réalisme italien), Sócrates n’est pas une simple figure du passé. Un vaste mouvement de révolte des joueurs brésiliens, le Bom Senso Football Club, s’inspire aujourd’hui de ses idées et s’attaque à la gabegie financière des équipes du pays, où l’argent s’égare et où les salaires restent souvent impayés. « Son porte-parole, Paulo André, est un héritier direct de Sócrates, dit Juca Kfouri. Il était lui aussi joueur des Corinthians de São Paulo, il l’a beaucoup fréquenté et a bu toutes ses paroles... »

Dans les années 1970, le « docteur » Sócrates, qui se présentait comme un « enfant de la dictature », s’élevait contre l’« esclavage moderne » du football : « 90 % des joueurs ont une condition inhumaine, leurs dirigeants sont paternalistes ou autoritaires... » Les militants du Bom Senso Football Club se font l’écho de cette pensée dissidente. Ils sont nombreux et motivés, même si leur lutte est plus sage, cadrée par les négociations salariales et la remise en cause d’un calendrier exténuant : « Ils sont plus pragmatiques et moins romantiques, dit Raí. Mais ils s’attaquent au système, et Sócrates leur a montré la voie. Sa détermination et son courage étaient phénoménaux. Dans le milieu du football, il était complètement atypique. C’était bizarre d’être son jeune frère : la première fois que je suis entré dans un vestiaire, on ne m’a pas demandé à quel poste je jouais, mais à quel parti j’appartenais... »

Pour s’imposer, être créatif

Sócrates manquera au Brésil exalté et explosif de la Coupe du monde. « Il en aurait partagé la passion et la colère, dit Juca Kfouri. Et il n’aurait pas été le dernier à allumer l’incendie... » Les deux hommes avaient commencé une drôle de biographie à quatre mains, qui balançait entre le dialogue philosophique et l’improvisation jazz. Le « docteur » est parti trop vite. Trente heures d’enregistrement dorment dans les dossiers du journaliste, qui se contente pour l’heure de raconter la saga de vive voix avec une intensité admirable. Il était lui-même militant de la gauche clandestine pendant la dictature militaire et, pour expliquer comment son ami footballeur s’est retrouvé à la tête d’une équipe rebelle de São Paulo, il s’offre le luxe de quelques digressions du côté de la révolution cubaine ou des luttes de pouvoir entre Staline et Trotski : « Sócrates a profité des hasards de l’histoire. Il a rejoint les Corinthians, l’équipe la plus populaire de São Paulo, à l’époque où celle-ci battait de l’aile, en deuxième division, et où on avait confié sa direction à un sociologue barbu, Adilson Monteiro Alves, qui ne connaissait rien aux affaires du football. » Lors de sa présentation aux membres de l’équipe, le jeune dirigeant joue franc jeu : « Je ne comprends rien à ce sport, mais ce que je sens, c’est qu’il va mal ! » La discussion, qui devait durer quinze minutes, s’étire sur plusieurs heures. Elle ne retombera pas. Les Corinthians deviennent un étrange laboratoire politique où les joueurs prennent le pouvoir et expérimentent l’aventure de l’autogestion. Toutes les décisions sont soumises au vote. De la composition de l’équipe aux trajets en car.

Il y a de fortes têtes aux Corinthians. Un arrière syndicaliste, Wladimir, ou un attaquant allumé, Walter Casagrande, mais Sócrates s’impose naturellement comme le leader de ce qu’on appellera la « démocratie corinthienne ». Il parle comme il joue, avec malice, autorité, élégance : « J’ai étudié la médecine pendant mes premières années de footballeur, expliquait-il. Pour m’imposer sur un terrain, je n’avais pas d’autre solution que d’être créatif. » Il a des idées tranchées et les fait triompher. Les rassemblements d’avant-match tiennent pour lui de la logique « concentrationnaire » : il les fait abolir. Un joueur est plus libre et plus heureux s’il vit sa vie avant d’entrer sur le terrain. Pour se préparer, les Corinthians ont d’autres occupations : ils invitent des musiciens, philosophes ou cinéastes à échanger avec eux. Ils se rendent aux concerts ou aux meetings politiques. Ils sont aux côtés de Lula quand celui-ci fonde le Parti des travailleurs à São Paulo en février 1980.

Protège-tibias jaunes
Raí a longtemps regardé Sócrates comme « un héros intouchable ». Mais il n’a mesuré qu’après coup le courage dont son aîné a fait preuve pour jouer un rôle décisif contre la dictature : « Il a commencé par porter des protège-tibias jaunes. La couleur du mouvement pour la démocratie. Il n’avait pas peur... » En 1982, lors des premières élections régionales depuis le coup d’Etat, les Corinthians entrent sur le terrain avec un maillot barré du mot « Votez ». Ils ne disent pas pour qui, mais les supporteurs savent les comprendre. D’autant que les Corinthians se sont mis à gagner. Comme si l’engagement leur donnait des ailes. Mais cela pose un problème. Ruineront-ils la lutte politique s’ils en viennent à perdre ? Ils en discutent. Et le jour de la grande finale de l’Etat de São Paulo, en 1983, au plus chaud de la lutte pour le suffrage universel, ils se présentent avec une immense banderole qui dit : « Gagner ou perdre, mais toujours en démocratie. » Ils gagnent. 1-0. But de Sócrates.

La dictature n’en a plus pour longtemps. En 1984, cinq cent mille personnes descendent dans les rues pour que le Congrès amende la Constitution et permette l’élection du président au suffrage universel direct. Sócrates prend la parole pour annoncer qu’il renoncera à s’installer en Italie si l’amendement est adopté. « On lui proposait des millions, raconte Juca Kfouri. Ce jour-là, il est sans doute le seul Brésilien à avoir fait un tel pari. Il ne l’a pas gagné, il est parti, mais les dernières résistances étaient entamées... » (Le retour à la démocratie s’opère l’année suivante.) De Florence, Sócrates appelle ses amis au milieu de la nuit, en pleurs parfois. Il se sent « en exil », le Brésil lui manque. Il déborde d’idées pour le pays qui va renaître. Et, d’abord, il parle de réinventer le football, qui donne un supplément d’âme à sa terre natale. Il critique le jeu moderne et l’uniformisation du pays. Passe un doctorat d’Etat, où il défend l’idée que le football doit se jouer à 9. Histoire de couper l’herbe sous le pied des athlètes surpuissants et de rendre à son sport espace, mouvement et liberté. « Il allait au bout de tous ses engouements, dit Juca Kfouri. Il ne pouvait pas vivre autrement. Il a eu huit femmes, des enfants avec trois d’entre elles. Il a prénommé un de ses fils Fidel en hommage à la révolution cubaine, je lui disais "Magro [le Maigre], tu es fou ! Ça ne te suffit pas que ton père t’ait appelé Socrate ?" »

Il fait du théâtre, de la musique, ouvre une salle de cinéma... Certains le voient embrasser la carrière politique, mais il est trop difficile à cadrer. Il disparaît souvent sur les routes, au fin fond du pays. Et on le voit ressurgir dans les cafés de São Paulo où il a ses habitudes. Il pousse la fièvre romantique jusqu’à s’autodétruire consciencieusement, fume et boit à n’en plus finir et ne voit pas pourquoi ça s’arrêterait (« Pourquoi lutter contre soi-même ? ») Le Brésil n’oubliera pas Sócrates. Lui ne se souciait guère de la postérité. « Mon pays pense au présent, éventuellement au futur, pas au passé... »


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