MosaikHub Magazine

A l’Est, rien de nouveau

dimanche 16 novembre 2014

Un étrange manège, de ceux qui inspirent John le Carré, se joue sur la frontière russo-ukrainienne. Seize observateurs de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), une institution de 57 Etats née en 1995 sur les ruines de la guerre froide, se partagent la surveillance de deux points de passage. Il y a beaucoup d’autres points de passage sur cette frontière de 1 576 km, mais ces deux-là, ceux de Goukovo et de Donetsk, sont les seuls sur lesquels la Russie, elle-même membre de l’OSCE, accepte une inspection.

Seize hommes pour deux postes, cela permet une surveillance permanente, 24 heures sur 24. La mission a l’air ingrate, mais, ces jours-ci, nos inspecteurs ne s’ennuient pas. Il suffit de lire leurs rapports, rédigés avec une précision de fonctionnaire. Mardi 11 novembre, une camionnette portant l’inscription « Gruz 200 », le code utilisé par l’armée russe pour le transport de ses morts, a traversé la frontière vers l’Ukraine, puis est repassée en Russie quelques heures plus tard.

Mercredi, dans leur bilan hebdomadaire, les observateurs ont chiffré à 665 le nombre d’« hommes et de femmes en tenue de style militaire » qui ont franchi la frontière, toujours dans les deux sens – « le chiffre le plus élevé observé jusqu’ici ». Mardi était décidément un jour faste : les inspecteurs ont compté 43 véhicules militaires sans immatriculation, direction Donetsk, fief séparatiste prorusse. Cinq camions tractaient de l’artillerie lourde, cinq autres des lance-roquettes multiples.

Tout le monde le sait, mais Moscou le nie

Et encore, nuance le Français Paul Picard, leur chef, dans une vidéo mise sur le site de l’OSCE, les inspecteurs ont-ils « une vue très limitée de la zone frontalière », en vertu des modalités agréées. En outre, poursuit-il, lorsque la Russie a accepté cette surveillance, fin juillet, « ces deux points de passage étaient les seuls qui échappaient au contrôle ukrainien. Depuis, la situation a changé. L’Ukraine a perdu le contrôle d’une bien plus grande partie de la frontière ». Alors, imaginez le reste !

Un pan entier de l’Ukraine est ouvert à la Russie : la frontière, de facto, n’existe plus

Tout le monde le sait aujourd’hui. Un pan entier de l’Ukraine est ouvert à la Russie : la frontière, de facto, n’existe plus. La question n’est pas de savoir s’il y a des troupes russes dans l’est de l’Ukraine, mais combien s’y trouvent. Les journalistes ont parlé à des soldats russes qui se sont identifiés, ils ont photographié des chars, l’OSCE les a observés, l’OTAN les a reconnus. Tout le monde le sait, mais Moscou le nie. « Je vous dis catégoriquement et officiellement que ni maintenant ni par le passé il n’y a ou n’y a eu de troupes ou de mouvements de troupes [russes] à la frontière, sans même parler d’une présence de troupes sur le territoire ukrainien », a insisté jeudi le porte-parole du ministère des affaires étrangères, Alexandre Loukachevitch.

Le cessez-le-feu instauré par l’accord de Minsk le 5 septembre n’a de cessez-le-feu que le nom. L’OSCE a loué des drones civils pour le surveiller, mais les séparatistes ont tenté d’en abattre un, selon des sources de l’OSCE. Impossible d’opérer sans systèmes antibrouillage : ils ont été retirés. La France et l’Allemagne ont alors proposé des drones militaires, mais la Russie a dit : « dans ce cas-là, nous aussi », sachant que le parlement ukrainien n’autoriserait pas le survol du pays par des drones russes. On en est là. « Ça fait partie des points de blocage depuis deux ou trois semaines », reconnaît un diplomate à l’OSCE.

La vraie rivalité aujourd’hui se situe entre la Chine et les Etats-Unis

Blocages, mensonges, obstruction. La lumière n’a toujours pas été faite sur le missile qui a tué les 298 civils du vol MH17. La Russie « parle de paix mais fomente la guerre », a accusé jeudi l’ambassadrice américaine à l’ONU, Samantha Power. Soudain, l’Occident se rend à l’évidence : la Russie de Vladimir Poutine n’accepte plus les règles du jeu. Ni celles d’aujourd’hui, ni celles d’hier. Que dire de son interprétation, le 5 novembre devant des historiens à Moscou, du pacte Molotov-Ribbentrop de 1939 ? « L’URSS a signé un pacte de non-agression avec l’Allemagne, a dit le président russe. Qu’est-ce qu’il y a de si mal ? L’URSS ne voulait pas se battre, et alors ? » Pour l’ancien premier ministre suédois Carl Bildt, « Poutine est un révisionniste avoué ». Ses discours, en mars après l’annexion de la Crimée et en octobre à Sotchi, « montrent qu’il n’accepte pas l’ordre international », nous dit M. Bildt. Sa décision de quitter prématurément les réunions du G20, dimanche 16 novembre, en atteste.

Est-ce le retour de la guerre froide ? Pas exactement. « C’est une situation intermédiaire entre la guerre froide et la Serbie de Milosevic », juge un responsable européen. L’URSS dominait un bloc aux ambitions mondiales, la Russie est une puissance déclinante à l’ambition régionale. La vraie rivalité aujourd’hui se situe entre la Chine et les Etats-Unis. Poutine, « c’est une force tactique qui masque une faiblesse stratégique », analyse Kissinger. Une faiblesse inquiétante, comme celle de l’économie russe, sous l’effet conjugué des sanctions occidentales et de la baisse des prix du pétrole, dont elle est si dépendante. C’est cette vulnérabilité qui incite les Occidentaux à réfléchir à deux fois avant d’imposer une nouvelle vague de sanctions à un régime imprévisible. La seule chose prévisible, c’est la durée de l’épreuve : elle sera longue.

Sylvie Kauffmann
Journaliste au Monde


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