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L’art haïtien, un univers riche sans territoire connu

jeudi 20 novembre 2014

Le Nouvelliste |
Alors que s’ouvre au Grand Palais l’exposition « Haïti : deux siècles de création artistique, Le Nouvelliste fait le point avec Gérald Alexis, grand connaisseur de l’univers créatif haïtien et auteur de « Peintres haïtiens », un ouvrage qui a fait date.

Alexis explique retards et tournants de ces dernières années dans le monde de la peinture haïtienne. Il explique aussi le paradoxe de ce pays d’artistes sans musée ni grande collection. « Aucune institution publique ou privée n’a eu le souci d’acquérir, pour être conservées, des œuvres marquantes des différents moments dans l’évolution de l’art haïtien », déplore-t-il. Gérald Alexis explique aussi le désamour pour l’art haïtien en Haïti : « La vérité est que l’on ne peut pas penser formation des artistes sans penser formation du public pour lequel, en tout premier lieu, ces artistes travaillent ». Sans musée, ni public, l’art haïtien est un univers riche sans territoire.

Frantz Duval : Cela fait quelque temps qu’il n’a pas été question de grande exposition sur l’art haïtien. Une grande exposition rétrospective est encore plus rare. Avez-vous souvenir de grands rendez-vous du genre dans le passé et de leur particularité ?

Gérald Alexis : J’appellerais grande toute exposition qui est accompagnée d’un catalogue avec la fonction première de documenter les œuvres et les différents courants représentés. Si l’on s’en tient à cette définition, je dirai que la première grande exposition d’art haïtien a eu lieu en 1959 à la Pan American Union de Washington DC qui est en fait le Musée de l’Organisation des États américains. Aujourd’hui il s’appelle l’Art Museum of the Americas. Cette exposition présentait des œuvres du XIXe siècle comme cette Vue du Palais Sans Souci (c1812-13) de Numa Desroches et ce Portrait anonyme du président Salnave (c1868-69). Il y avait des œuvres représentant le mouvement indigéniste, celle de Pétion Savain et de Géo Remponeau entre autres, d’artiste plus jeunes (à l’époque) comme Antonio Joseph, celles des maîtres populaires comme Hector Hyppolite, Wilson Bigaud, Castera Bazile, et aussi des pièces anonymes de ferronnerie, des tôles découpées de Georges Liautaud et des céramiques de Jasmin Joseph. A cette occasion, l’ouvrage (le tout premier) Panorama de l’Art haïtien (1956) de Philippe Thoby Marcelin a été traduit en anglais pour servir de catalogue.

Et puis, il y a eu la grande exposition en 1978 du Brooklyn Museum de New York, exposition qui, l’année suivante, a été présentée dans le Wisconsin et en Louisiane. Cette exposition présentait essentiellement des œuvres de nos maîtres populaires, tout comme celle du Grand Palais, Art Naïf Art Vodou, présentée en 1988. Cette dernière cependant a été l’occasion pour un artiste contemporain comme Patrick Vilaire d’être présenté au public européen. Il le sera à plusieurs reprises par la suite. En 1995-96, le Fowler Museum de l’Université de Californie à Los Angeles faisait tourner aux États-Unis l’exposition Sacred Art of Haitian Voodoo dont le titre dit tout. Ces grandes expositions étaient-elles représentatives de ce qu’est l’art haïtien ? L’expo de Washington de 1959 l’a été certainement plus que les autres.

A part ces trois évènements majeurs, il y a eu plusieurs expositions de moindre importance, mais toujours accompagnées d’un catalogue. Celles de collections haïtiennes dans des musées américains et dans des collections privées aux États-Unis. Celles également présentées dans des institutions artistiques et culturelles en Europe, en Amérique du Sud, au Japon.

Frantz Duval : Qu’est-ce qui explique qu’en Haïti il n’existe rien de similaire ? Ni exposition ni un musée qui regroupe les différents âges de la création artistique haïtienne ?

Gérald Alexis : La première raison, la plus évidente, est qu’il n’y a pas d’espace permettant la réalisation d’expositions de cette envergure. Le Musée d’art haïtien du collège St. Pierre et le MUPANAH ont des espaces d’exposition très limités. La raison la plus grave est qu’aucune institution publique ou privée n’a eu le souci d’acquérir, pour être conservées, des œuvres marquantes des différents moments dans l’évolution de l’art haïtien. Par ailleurs, les conditions climatiques difficiles, les vols, les déchoukages, les cyclones et, très généralement, l’absence de mesures de conservation ont conduit à la perte d’une grande partie du patrimoine artistique du pays.

Frantz Duval : Où sont et quels sont les tableaux qui pourraient composer une exposition permanente représentative de l’art haïtien dans toute sa diversité ?

Gérald Alexis : Il y a certainement quelque part, en Haïti et/ou à l’étranger, des œuvres qui, rassemblées, pourraient représenter cette diversité. Faudrait encore en faire l’inventaire, faudrait encore avoir la confiance des collectionneurs pour que celles-ci soient rassemblées dans un lieu répondant aux exigences actuelles de conservation et de mise en exposition. C’est sans doute ce qui a été fait pour l’expo que présente le Grand Palais ces jours-ci à Paris.

Frantz Duval : L’exposition au Grand Palais c’est 160 œuvres, une soixantaine d’artistes, quelles sont les œuvres majeures à voir absolument ?

Gérald Alexis : Je ne pourrais pas vous dire. Je ne connais pas le contenu de cette exposition mais il me semble que l’art actuel y occupe une place importante.

Frantz Duval : Depuis quelques années, si l’art contemporain tient salon en Haïti (Forum Afric América, Haïti Royaume de ce monde, etc.), si nos artistes vont aux Biennales, à Art basel, les expositions, les vernissages de peintres ou d’écoles se font rares. Qu’est-ce qui explique le désamour pour l’art haïtien en Haïti ?

Gérald Alexis : C’est difficile de trouver une seule raison à cela. Il y a plusieurs facteurs qui entrent en jeu, facteurs économiques et autres. Mais il y a aussi le fait que longtemps, les artistes haïtiens ont travaillé en vase clos, et ceci particulièrement dans les années 1970 que l’on a dit être un âge d’or. Il y avait un marché en Haïti et les artistes ne devaient plus compter sur les touristes pour vendre leurs œuvres comme c’était le cas dans les années 1940-50. Ils se croyaient les meilleurs et se plaisaient à entendre des voix autorisées dire que nulle part ailleurs dans la Caraïbe, l’art avait jailli avec autant de force. C’est donc avec assurance qu’ils se sont présentés dans les premières manifestations régionales et ils ont alors réalisé leur retard. Ils ont réalisé, par la même occasion, qu’il fallait s’ouvrir au monde s’ils voulaient évoluer. Certains d’entre eux, débarrassés de ce carcan de vouloir à tout prix faire « haïtien », ont adopté de moyens d’expressions actuels, ce qui est tout à leur honneur ; d’autres hélas se sont égarés. Mais le grand problème est que l’éducation du public qui allait dans les expositions en Haïti n’est pas faite et donc cet art nouveau leur paraît étranger. Il ne comprend pas et donc reste indifférent à toutes ces nouveautés, ces « bizarreries ». La vérité est que l’on ne peut pas penser formation des artistes sans penser formation du public pour lequel, en tout premier lieu, ces artistes travaillent.

Frantz Duval : Vous êtes l’auteur d’une bible sur la peinture haïtienne « Peintres haïtiens », qui sont les dix artistes, les dix œuvres que le grand public ne doit pas manquer de connaître dans l’histoire de l’art haïtien ?

Gérald Alexis : C’est difficile mais sans trop réfléchir, je citerais le Sans Souci de Numas Desroches, le portrait de Louise Chancy (c1806) de Séjour Legros. Je choisirais le portrait du Général Nicolas (c1953) de Colbert Lochard et la Bénédiction des drapeaux (1904) que l’on attribue à Louis Rigaud. Je choisirais aussi le Marché sur la colline (1938) de Pétion Savain. Je choisirais la Femme aux fleurs et aux oiseaux (c1947) d’Hector Hyppolite, tableau qui contredit l’idée qu’il était un peintre naïf, spontané. Il faudrait qu’il y ait absolument une Abstraction (1948-49) de Lucien Price pour la simple et bonne raison qu’il a été le premier artiste de la Caraïbe étendue à se lancer dans l’abstraction, et ce malgré la critique acerbe qui disait qu’il manquait d’authenticité. Je choisirais un St Brice mais je dois avouer que si je devais faire des choix parmi les artistes plus récents, parmi les sculpteurs, il faudrait absolument que je ne sois pas limité au nombre de dix, car il y a parmi ces jeunes et moins jeunes, travaillant en Haïti et aussi à l’étranger, quelques-uns qui font montre d’une créativité exceptionnelle.

Frantz Duval : L’art ce sont les enchères qui déterminent les cotes. Aujourd’hui, Basquiat mis à part, quelle est la cote des plus grands artistes haïtiens ?

Gérald Alexis : Dans quelle mesure doit-on, peut-on considérer Basquiat comme un artiste haïtien ? La question devrait être débattue. Mais je dirais que l’artiste haïtien qui se vend le plus cher est incontestablement Hervé Télémaque. Suivrait alors Hector Hyppolite dont la cote est remontée sensiblement depuis les manifestations organisées en Haïti, en France et aux États-Unis à l’occasion de l’année qui lui a été consacrée.

AUTEUR

Frantz Duval

duval@lenouvelliste.com


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