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Mondial 2014 : le jeu de l’échec

jeudi 19 juin 2014

Albrecht Sonntag est sociologue à l’ESSCA, école de management (Angers, Paris), où il dirige le Centre d’expertise et de recherche en intégration européenne. Il coordonne actuellement le projet FREE (Football Research in an Enlarged Europe), qui regroupe 18 chercheurs de neuf universités européennes. M. Sonntag revient sur la relativité de l’échec permanent au football.

Le football est un jeu simple où vingt-deux hommes ou femmes courent après un ballon pendant quatre-vingt-dix minutes, et où chaque joueur tente, en public, avec insistance et avec une certaine virtuosité, de faire des choses qu’il ne sait pas faire. C’est le jeu des actes manqués, où la maladresse, le ratage, l’échec sont la norme, et la réussite d’une action est l’exception qui confirme la règle. Où les buts sont rares, et souvent même le fruit du hasard ou de la malchance. Où la frustration est bien plus fréquente que la satisfaction.

Et pourtant, on peut s’enthousiasmer devant un zéro-zéro comme celui produit par les Brésiliens et les Mexicains mardi soir. Pour l’intensité du spectacle et pour l’ambiance survoltée dans laquelle il se déroulait, mais aussi précisément pour tous ces échecs répétés des deux côtés, ces sauvetages miraculeux et ces actions prometteuses contrecarrées in extremis.

IMPOSSIBILITÉ DE MAÎTRISE TOTALE

On ne soulignera jamais assez que le fait qu’il arrive aux meilleurs joueurs du monde de rater un simple contrôle de balle, d’écraser une frappe ou de dévisser un centre, contribue fortement au succès quasi universel de ce jeu. Ce sont là exactement les mêmes erreurs qui arrivent – plus souvent, il est vrai – aux footballeurs amateurs du dimanche matin. En même temps, le moins doué des amateurs peut produire une frappe « parfaite » ou un geste « génial » qui fera éclater de rire ses partenaires, incrédules devant autant de réussite.

Tout cela entretient cette précieuse illusion propre au football que l’échelle de performance – des champions du monde aux dilettantes du terrain de fortune – est ininterrompue et perméable. Combien de fois s’est-on exclamé, en regardant des cracks qu’on savait infiniment supérieurs à soi-même dans tous les domaines, « même moi, je ne l’aurais pas ratée, celle-ci ! ».

Un ballon est physiquement difficile à maîtriser. Or le football oblige de s’y essayer avec à peu près toutes les parties du corps sauf celles qui permettraient d’y parvenir facilement. Il en résulte une impossibilité de maîtrise totale, même parmi les tout meilleurs. Sur le terrain, cela produit en permanence des visages et des gestes pleins de dépit sur sa propre défaillance à être au niveau. Dans les gradins, les soupirs collectifs de déception sont la règle durant la majeure partie du match. Quand enfin le but arrive (s’il arrive), l’explosion de joie est d’autant plus grande.

« LE SOCCER N’EST PAS CENSÉ ÊTRE SAVOURÉ »

L’écrivain et journaliste américain Adam Gopnik, grand amateur de sports américains et pourfendeur invétéré du « soccer », s’est obligé en 1998 à suivre la Coupe du monde en France malgré son aversion pour ce jeu. Expérience qu’il a résumée dans un article paru dans le New Yorker.

Dans un premier temps, il trouve tous ses préjugés initiaux parfaitement confirmés : le soccer, c’est ennuyeux, il n’y a pas de buts, les défenses sont archi-avantagées par rapport aux attaques, la virtuosité des vedettes est largement surestimée par les fans et les médias. Bref : le spectacle est nul.

Puis vient le huitième de finale Argentine-Angleterre, une rencontre chargée de drame et de passion. C’est le déclic. Tout d’un coup, il comprend que « le soccer n’est pas censé être savouré » en tant que spectacle, mais subi comme épreuve. Il en arrive à la conclusion que « la Coupe du monde est un festival du destin – l’homme qui assume sa dure condition et la quasi-certitude de son échec ».

Et il n’en revient pas de sa propre impatience de voir les quarts de finale, histoire de souffrir à nouveau. Le football rappelle à l’être humain qu’il est condamné à ne pas être à la hauteur de ses espérances et des ambitions. Il faut être masochiste pour aimer ce jeu. Visiblement, nous sommes nombreux à l’être, partout dans le monde.


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