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On ne choisit pas sa famille, mais parfois son équipe nationale

dimanche 22 juin 2014

Albrecht Sonntag est sociologue à l’ESSCA, école de management (Angers, Paris), où il dirige le Centre d’expertise et de recherche en intégration européenne. Il coordonne actuellement le projet FREE (Football Research in an Enlarged Europe) qui regroupe dix-huit chercheurs de neuf universités européennes. Dans sa chronique, il revient sur le cas des frères Boateng, illustration de l’épineuse question des « binationaux ».

Ils se sont donc rencontrés à nouveau sur un terrain de Coupe du monde, les frères Boateng, lors de cet Allemagne-Ghana de samedi soir. Même si leur affrontement a été abrégé par la blessure de l’un (Jérôme) et le remplacement de l’autre (Kevin-Prince) et que la phase la plus palpitante du match a eu lieu sans eux, leur cas est trop exemplaire de la complexité des flux migratoires du XXIème siècle pour ne pas attirer l’attention des médias.

Résumons rapidement pour les lecteurs moins familiers avec l’histoire de ces deux garçons, nés tous les deux à Berlin du même père ghanéen, mais de deux mères allemandes différentes : le cadet (Jérôme) a été élevé dans un environnement bourgeois, alors que l’aîné (Kevin-Prince) a grandi dans une banlieue populaire. Après avoir parcouru l’ensemble des sélections de jeunes, le premier a continué son chemin tout naturellement au sein de l’équipe d’Allemagne, le second a opté pour le Ghana.

« POLÉMIQUE DES QUOTAS  »

Le grand Pierre Bourdieu aurait adoré cette étude de cas, dans laquelle le capital social et culturel a déterminé les parcours des individus concernés jusqu’au choix de la nationalité. Mais au-delà de la prédestination sociale et culturelle qui semble s’y illustrer, leur cas évoque bien sûr la question des « binationaux », sujet ô combien délicat à gérer pour les fédérations.« 

Le règlement de la FIFA est plus strict que le code de la nationalité de la plupart des nations. Si un grand nombre d’Etats permet l’accession à la double-nationalité, la FIFA oblige les joueur à un choix irréversible : une fois qu’il ou elle a disputé un match officiel avec l’équipe nationale A d’un pays, un changement n’est en principe plus possible. Ce qui donne lieu, en fonction du potentiel estimé d’un jeune joueur, de tentatives de séduction des deux (voire trois) fédérations concernées.

On se souvient de la discussion particulièrement maladroite à ce sujet qui a tourné en « polémique des quotas » suite à la publication en 2011 des enregistrements par le site Médiapart. Tout en déplorant le vocabulaire limite raciste qui y fut employé, on comprend aussi le désarroi des fédérations qui investissent dans une formation (qu’on suppose de qualité) sans pouvoir en récolter les résultats. Les motivations pour lesquelles un jeune né, élevé et formé dans un pays (riche) opte pour l’équipe nationale d’un autre pays (moins riche) dans lequel il n’a, dans certains cas, à peine mis les pieds, sont très diverses.

LES PAYS DU NORD, TOUJOURS GAGNANTS

A l’opportunisme de l’un, qui estime que ses chances de se faire une place dans l’équipe de son pays d’adoption sont trop limitées, répond l’ambition de l’autre qui, sûr de son talent, voit plus de chances de gagner des titres prestigieux avec le maillot d’un grand pays européen. A l’attachement aux racines culturelles des uns, souvent amplifiée par une certaine pression familiale, répond l’intégration de ceux, plus rares, qui comme le capitaine suisse Gökhan Inler ou le milieu de terrain allemand Sami Khedira, expriment leur reconnaissance envers le pays qui leur a « beaucoup donné » et auquel ils souhaitent « donner quelque chose en retour ».

Dans tous les cas de figure, les pays riches du Nord, anciens colonisateurs et destinations d’émigration, dont les sélections bénéficient largement du « solde migratoire » des jeunes footballeurs, seraient bien avisés de rester sereins devant la « fuites de jambes » de jeunes footballeurs qualifiés vers les pays du Sud. Ils seront toujours gagnants.

Si « l’achat » de joueurs, c’est-à-dire les naturalisations de complaisance – dont le cas emblématique de ce Mondial a été Diego Costa – est rare et se fait remarquer justement parce qu’il est l’exception, la probabilité sera toujours plus grande de voir dans l’équipe de France un joueur né en France mais d’origine, disons, sénégalaise – que ce soit en deuxième ou troisième génération – que de voir dans l’équipe du Sénégal un joueur d’origine française, fils d’une famille immigrée en provenance de la métropole. Entre les frères Boateng, il y avait match nul hier soir. Il n’est guère probable que ce soit le cas à long terme entre le Nord et le Sud. Au football comme ailleurs, mieux vaut être riche et bien portant.

Albrecht Sonntag


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