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Haïti : « Le non-enseignement de l’histoire de la dictature dans les écoles est un crime »

mercredi 17 décembre 2014

29 ans d’une dictature sanglante encore occultée dans toute sa quintessence, 29 ans d’exactions… Et la société semble n’en avoir cure. Qui se remémore de la double exécution en public de Marcel Numa et Louis Drouin contre le mur du cimetière de Port-au-Prince le 12 novembre 1964 ? Le régime en fit toute une scène, comme si le crime était un concert d’Ansy Dérose. Des centaines d’écoliers furent conduits sur les lieux pour y assister et l’image du sinistre allait être tournée en boucle pendant une semaine sur la télévision. Ils maitrisaient l’art de terroriser, de cultiver la peur, de banaliser l’horreur et de même l’incruster dans le conscient collectif. Quand on objecte cela à un jeune enseignant débonnaire, ancien de l’École normale supérieure (ENS), il se croit dans un rêve : « C’est ahurissant que ma génération ignorent ce pan d’histoire parce que non-enseignée à l’école et à l’université ! »

L’écolier haïtien est éduqué depuis déjà trop longtemps dans un système qui fait fi de l’histoire contemporaine, de l’histoire de la dictature duvaliérienne. Ce professeur d’ « histoire d’Haïti » dans un lycée de la capitale assimile cet état de fait à un « complot de ceux qui ont tenu les rênes du pays pendant ces dernières décennies de tuer l’histoire, d’annihiler la mémoire collective récente. Parce que des duvaliéristes aguerris sont encore vivants, parce qu’ils occupent des fonctions au plus haut sommet de l’État et parce qu’en Haïti l’oubli se normalise, l’enseignement de la dictature dans l’école haïtienne n’est pas pour demain, argumente-t-il, sous couvert de l’anonymat. Loin du pessimisme de ce dernier, l’historien Georges Michel, estime qu’il « faut exiger que cette tranche d’histoire soit enseignée à l’école ». « C’est une négligence profonde, un crime d’occulter ce pan d’histoire », estime-t-il, en son bureau à l’HUEH, soulignant que le petit français apprend l’histoire de son pays jusqu’à Sarkozy. Cette situation, il a du mal à la digérer : « C’est un scandale, j’en suis chagrin et attristé. »

« Le régime, Papa Doc et Baby Doc compris, a tué, brisé les rêves de plus de 50 000 personnes », avance Georges Michel, méticuleux sur les chiffres, appelant les jeunes à la lecture de l’ouvrage « Le prix du sang » de Bernard Didriech. À ses yeux, le pays était sur un bon rythme de développement qui allait être cassé avec l’arrivée de François Duvalier au pouvoir qui fut, rappelle-t-il, un grand admirateur d’Adolf Hitler, de Benito Mussolini. ’’D’ailleurs, ajoute l’historien, il le plébiscitait dans les médias d’État. La dictature n’a apporté que du mal au pays.’’ La terreur que cristallisait ce régime est ignorée des écoliers, des étudiants haïtiens, si ces derniers ne s’ingénient pas à lire quelques livres épars écrits là-dessus. Au-delà de l’histoire d’Haïti classique, faudrait-il qu’il y ait un cours d’histoire contemporaine dans les écoles ? Georges Michel réfute l’appellation « histoire contemporaine ». Il parle plutôt d’un cours d’« Histoire d’Haïti 2 qui partira de 1843 à nos jours », déplorant au passage le fait que l’histoire enseignée s’arrête à Jean Pierre Boyer. »

Fustigeant, comme Georges Michel avant lui, le fait que la dictature n’est pas enseignée à l’école, Elisabeth Pierre-Louis, membre de l’Action citoyenne responsable (ACIRE), l’un des rares collectifs qui prennent fait et cause pour les victimes de la dictature, estime qu’il y a « des choses qui prennent du temps ». 28 ans, ce n’est pas déjà trop ? Elle ne l’entend pas de cette oreille. Reconnaissant que les parents ont un rôle à jouer en ce sens, elle croit que cela va prendre du temps : « Il y a tout un minutieux travail à faire dans les manuels d’histoire actuels qui ne font pas mention de la dictature. Pour avoir une histoire validée par la mémoire orale et la mémoire écrite, il faut aussi s’entendre sur les listes des victimes, des crimes et les mécanismes de répression, sinon les enfants ne vont pas comprendre les enjeux. »

« Un premier pas semble être franchi »

D’après un haut cadre du ministère de l’Education nationale et de la Formation professionnelle (MENFP), Jackson Pléteau, « l’histoire contemporaine, incluant la période dictatoriale, est actuellement enseignée dans le nouveau secondaire » – un programme d’expérimentation mis en place par le MENFP dans quelque 158 écoles du pays il y a environ cinq ans. Quand on lui demande s’il y a un ouvrage dans lequel est écrit ce pan d’histoire et où peut-on le trouver, M. Pléteau rétorque : « Nous n’avons pas un ouvrage mais un module élaboré par le ministère contenant ce programme qui concerne seulement les élèves du nouveau secondaire. Pour le trouver, il faut venir au ministère et on vous le donne sur un support électronique ».

En effet, des élèves du lycée Marie Jeanne, dans lequel est implanté le nouveau secondaire, confirment l’existence de ce module et affirment avoir reçu des cours d’histoire sur la dictature des Duvalier. Toutefois, force est de rappeler que ce nouveau secondaire ne représente même pas 10 % de l’effectif total des écoles ou des élèves du pays. Et quand on le rappelle au cadre du MENFP, Jackson Pléteau le reconnaît d’emblée ; et s’empresse d’ajouter : « D’ici 2016, le ministère commencera à intégrer graduellement l’enseignement de cette histoire dans le curriculum de toutes les écoles secondaires du pays, de la 1e année jusqu’à la 4e année en 2019 ».

Néanmoins, plusieurs acteurs intéressés au premier chef par cette question, ne font aucun crédit aux propos du fonctionnaire. Du nombre, Antonal Mortimé, secrétaire exécutif de la Plate-forme des organisations haïtiennes des droits humains (POHDH). M. Mortimé croit savoir dur comme fer qu’il n’y a rien dans les livres d’histoire sur les 29 ans de la dictature. Selon lui, agissant ainsi, c’est comme si la société et l’Etat en particulier refusent d’assumer leur rôle relatif au devoir de mémoire sur ce passé tragique du pays. « Je pense que le fait que nous ne l’enseignons pas explique pourquoi nous courons toujours le risque de tomber dans des pouvoirs dictatoriaux », présage-t-il.

Aux yeux du militant des droits humains, plusieurs facteurs illustrent ce blocage. Il soutient que le duvaliérisme était tellement puissant qu’il a intégré quasiment tous les systèmes et toutes les institutions du pays. « Ce qui explique qu’avec le départ de Jean Claude Duvalier, le régime est tombé symboliquement et juridiquement, mais dans la pratique nous sommes toujours dans un pouvoir fort et répressif », explique Antonal Mortimé. Choqué du fait que des étudiants de l’Ecole de droit des Gonaïves aient choisi Jean Claude Duvalier comme parrain de leur promotion en 2011, il appelle à une confluence des forces vitales de la société pour la sauvegarde de la mémoire collective.

« Oublier la dictature des Duvalier est un danger pour le pays »

Entre-temps, les barons du régime se la coulent douce. Partout. Sans inquiétudes. On dirait qu’avec l’usure du temps, la page est définitivement tournée. Mais l’histoire des pays qui ont connu la dictature féroce comme Haïti laissent miroiter des brins d’espoir quant au jugement des complices, des criminels. Au Cambodge, de 1975 et 1979, la dictature de Pol Pot (Les Khmers rouges) a causé la mort d’environ 1 ,7 million de Cambodgiens, soit le quart de la population. Ce n’est qu’en 2009 qu’on commence à l’enseigner aux potaches cambodgiens, soit 30 ans plus tard. Selon Thierry Cruvellier, journaliste français spécialisé dans les questions de justice, ce très long et terrible blocage a notamment été dû au fait qu’encore aujourd’hui d’anciens Khmers rouges sont à la tête du pouvoir. Il pense que la pression de la société civile a été importante pour que les choses changent, insistant sur le fait qu’oublier ce pan d’histoire constitue un « danger » pour notre pays.

Il ne fait pas l’ombre d’un doute que ce devoir de mémoire qu’on claironne partout et en tout lieu devrait avoir beaucoup d’importance pour la population haïtienne, composée majoritairement de jeunes (50 % de la population a moins de 18 ans). Certains clament encore à visage découvert que, sous le régime dictatorial, « il y avait de la sécurité dans le pays, que les services publics fonctionnaient correctement et que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes ». Néanmoins, si tel était le cas, force est de se demander pourquoi, près de 30 ans après, on ne leur (les jeunes) a jamais appris que c’était un régime qui a assassiné « plus 50 000 » Haïtiens y compris des bébés, décimé des familles entières, contraint les intellectuels du pays à l’exil… ?

Juno Jean Baptiste et Bertrand Mercéus

Ce travail a été réalisé lors d’un atelier organisé par la FOKAL en novembre 2014 à l’intention des professionnels des médias sur « la Justice transitionnelle », animé par le journaliste français Thierry Cruvellier.


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