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L’Etat islamique veut entraîner la France dans le piège du « choc des civilisations »

mardi 20 janvier 2015

Des attentats qui ont frappé la France les 7 et 9 janvier, seul celui visant la communauté juive a été revendiqué par son auteur au nom de l’Etat islamique (EI, Daech). Amedy Coulibaly s’est mis sous l’ombrelle de EI pour donner un sens à son acte visant les clients et le personnel de la supérette casher de la porte de Vincennes.

Si cette paternité revendiquée semble difficile à authentifier, il n’en demeure pas moins qu’elle illustre une volonté délibérée du groupe salafiste-djihadiste : internationaliser au maximum le combat qu’il mène contre les « mécréants » (les kuffâr).

Cette stratégie vise à sortir le groupe d’une base moyen-orientale confessionnelle et ethnique restreinte (arabe sunnite) en le faisant apparaître comme le phare du djihad global aux yeux des djihadistes de toutes tendances. Elle a pour objectif d’entraîner les démocraties occidentales dans ce que l’EI présente déjà comme une nouvelle « croisade » contre l’islam.

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Une stratégie qui a recours à plusieurs leviers. Tout se passe comme si l’EI avait consciencieusement listé tout ce qui peut révulser les opinions publiques occidentales : atteintes aux droits des minorités, atteintes aux droits des femmes, avec notamment le mariage forcé, exécutions d’homosexuels, rétablissement de l’esclavage, sans parler des rumeurs infondées qui vont dans le sens de cette diabolisation et que l’Etat islamique ne cherche pas vraiment à démentir, comme celle de l’excision obligatoire des femmes. Le terrorisme au nom d’Allah en France vise à susciter des réactions communautaires en chaîne, voire une guerre ouverte entre musulmans et non-musulmans français.

L’ennemi à combattre

La guerre à la France est donc déclarée sans ambigüité. L’objectif de l’EI est de la voir s’y engager sans qu’elle ait eu le temps ou la capacité de définir les buts d’un conflit armé qui questionne, il ne faut pas se le cacher, notre modèle républicain.

La France s’est engagée à combattre l’EI en Irak – mais pas en Syrie – au nom de « la lutte contre le terrorisme ». Cet engagement se manifeste surtout par une participation aux frappes aériennes contre Daech dont 80 % sont assurées par les Etats-Unis depuis août 2014. Sur le terrain, il n’est pas question d’engager des soldats : la France s’en remet à des acteurs locaux, l’armée irakienne et les peshmergas. N’est-ce pas là ce que l’Etat islamique attend précisément ? Impliquer les pays occidentaux dans une « croisade » dirigée par les Etats-Unis sans que la coalition anti-Daech soit à même de définir des objectifs réalisables ou d’identifier l’ennemi à combattre.

Les objectifs proclamés de la guerre qui a débuté ne prennent pas en compte les causes du succès de l’EI. Comment un simple groupe salafiste parmi d’autres a-t-il pu en un temps record s’imposer au cœur du Moyen-Orient, se revendiquant comme un Etat sanguinaire régnant sur un territoire réel qui n’est plus seulement virtuel sur Internet ? Identifier l’ennemi ? Rien ne sert de déclarer à tout-va que les djihadistes ne sont pas l’islam.

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Seuls les musulmans sont en mesure de le dire et force est de constater que, en Irak et en Syrie au moins, une partie non négligeable des musulmans sunnites apporte un soutien à divers degrés à l’EI et, plus largement, aux groupes djihadistes. C’est donc bien d’une guerre au sein même de l’islam sunnite qu’il s’agit, à quoi il faut ajouter le conflit confessionnel entre sunnites et chiites.

Le Moyen-Orient que nous avons connu ne ressuscitera pas et les Etats en place ne sont pas susceptibles d’être réformés. C’est bien une remise à plat du système étatique régional qu’il faut aujourd’hui prévoir. Le Bilad Al-Cham incluait traditionnellement la Syrie actuelle, le Liban, la Jordanie et la Palestine. La communauté internationale naissante avait trahi les espoirs des Arabes au lendemain de la première guerre mondiale.

Puissante dimension universaliste

Près d’un siècle plus tard, une contre-conférence de San Remo s’impose. Promettre la consultation des populations locales par voie référendaire et le respect de leur volonté dans la mesure du possible est la seule issue. C’est à ce prix qu’il sera possible de vaincre l’Etat islamique. Tout au moins en Irak et au Levant, car la liste des Etats auxquels les printemps arabes ont donné l’estocade finale est longue (Libye, Yémen).

Loin de se réduire aux caprices d’une idiosyncrasie culturelle barbare, le discours de l’EI a une puissante dimension universaliste qui séduit bien au-delà de sa base arabe sunnite moyen-orientale. Quand on relit Le Choc des civilisations, de Samuel Huntington (Odile Jacob, 2000), on est frappé du jeu de miroir qui s’instaure avec les conceptions du salafisme djihadiste.

L’EI reprend parfois mot pour mot les thèses de Huntington afin de mettre en scène un tel choc des civilisations. Il ne s’agit pas d’un conflit entre deux cultures, entre Orient et Occident, entre arabité et monde euro-atlantique, mais d’un choc de titans entre islam et mécréance. Et dans l’islam, tout le monde est le bienvenu, même des Européens blonds aux yeux bleus d’origine catholique, de même que la mécréance inclut aussi bien des Arabes et des « mauvais » musulmans.

C’est donc un discours très universaliste et désengagé des enjeux locaux, mais qui ne tient paradoxalement son pouvoir d’attraction – autrement plus puissant que celui d’Al-Qaida, par exemple – que du v fait que l’Etat islamique est aussi enraciné dans un territoire concret. C’est tout à la fois cette universalité transcendant tout particularisme étroit et cet enracinement dans la construction d’une utopie concrète sur le terrain qui rencontre un écho important parmi certains jeunes vivant en Occident.

Pierre-Jean Luizard publiera en février Le Piège Daech. L’Etat islamique ou le retour de l’Histoire (La Découverte, 180 pages, 13 euros).

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