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« Moi J’aime les coups d’Etat »

samedi 7 février 2015

Nous publions in extenso le discours prononcé par le recteur de l’Université Quisqueya, Jacky Lumarque, à l’ouverture de la table ronde de la chaire Louis-Joseph Janvier autour du thème : Qui élit nos présidents ? Dans son discours, le recteur Lumarque aborde plusieurs aspects de la problématique de la question électorale en Haïti à travers l’histoire récente du pays.

“Moi j’aime les coups d’Etat ; on ne peut pas régner sans cela, soit qu’on les provoque, soit qu’ils résultent d’événements inattendus, on doit savoir en tirer le meilleur parti possible…. Soulouque n’aurait pas passé du fauteuil de la présidence au trône de l’Empire sans le concours du coup d’Etat du 16 avril 1848”

Evidemment, ce n’est pas moi qui parle.
Ces paroles sont du président Salomon et ont été rapportées par Alain Turnier dans Avec Mérisier Jeannis. Aussi ne faut-il pas s’étonner que l’intéressé ait pu se faire réélire par le biais d’un coup d’Etat sur la Constitution de 1879. Il lui a suffi d’amender la clause qui interdisait la rééligibilité immédiate.

On dirait que c’est une question d’actualité. Même que c’est une dominante de l’actualité politique du pays, à quelque moment où l’on se place dans la trajectoire du temps.

Cependant, depuis quelque temps, nous sommes, même malgré nous, portés à admettre qu’il n’est plus possible et qu’il ne suffit plus pour tel général du Sud de faire claironner les trompettes, une fois parvenu au portail Léogane avec ses troupes en guenilles, pour que l’occupant du Palais national abandonne les lieux et courre se réfugier à l’ambassade d’à côté, laissant sa place au général conquérant, aussitôt légitimé par les forces économiques du pays et même, dans certains cas, par des pays voisins.

Sauf pour quelques nostalgiques, la tenue d’élections régulières est le seul mécanisme par lequel la démocratie représentative moderne opère pour choisir les dirigeants politiques.

2015, année promise à trois familles d’élections (législatives, municipales, présidentielle), nous interpelle comme universitaire et nous réclame, malgré notre impréparation, sur la scène de la réflexion et du discours, pour aider les jeunes, l’opinion publique et peut-être les acteurs eux-mêmes à voir les enjeux avec clarté et discernement.

Les lauréats d’une élection ont subitement sous leur contrôle l’immense appareil administratif et financier de l’État, qui peut se transformer facilement en source de puissance et de richesses personnelles au détriment de la vocation de service public dont l’Etat est investi. Voilà pourquoi, les élections substitut de la baïonnette et du canon, deviennent le nouveau champ de bataille où s’empoignent les leaders qui rêvent de « se sacrifier pour le bien de la petite Haïti chérie ».

Au cours des présentations et des débats qui vont suivre, nous essaierons de comprendre pourquoi les élections en Haïti coûtent si cher ; pourquoi, par exemple, le coût unitaire d’un vote valide est de 44 dollars U$ en Haïti alors qu’il est seulement de 2.20 U$ au Brésil. Si nous pouvons, dans la foulée, identifier qui tire avantage de ces surcoûts, nous aurons fait un premier petit pas dans notre compréhension de cette mécanique complexe et agressée de toutes parts qu’est la machine électorale haïtienne.

Nous essaierons de comprendre les mécanismes qui pourraient permettre au pays de mieux s’armer pour faire face aux trois défis que pose l’organisation de bonnes élections en Haïti :
Le défi de la compétence technique dont nos cadres et techniciens doivent faire preuve, afin de nous rendre capables de nous passer de tous ces organismes de nuisibles qui prétendent nous apprendre à compter ou à recompter ;
Le défi de l’indépendance politique qui doit s’exprimer à travers un Conseil électoral qui n’a de compte à rendre à quiconque, ni à l’Exécutif, ni aux partis politiques et encore moins à ce qu’en Haïti nous appelons la communauté internationale . Une indépendance politique qui doit s’exprimer dans le fait que chaque membre n’a de compte à rendre qu’à sa conscience et à la nation, encore moins aux instances qui l’ont recommandé et qui n’ont aucun pouvoir de convocation sur eux.

Le défi de l’autonomie financière, condition aussi de notre souveraineté, lorsque nos dirigeants se seront rendus compte qu’un processus électoral crédible n’a pas à dépendre de quelques dizaines de millions de dollars de l’étranger (qui retourneront d’ailleurs chez le bailleur pour l’achat d’équipements et les honoraires de consultants), millions que le Trésor public génère d’ailleurs régulièrement et que malheureusement nous dilapidons dans des soi-disant programmes sociaux (en fait à zéro impact), dans des agapes fastueuses ou dans des subventions en déficit d’efficacité économique et d’équité sociale.

Mais par-delà la question électorale, nous, universitaire, sommes préoccupé par la gouvernance du pays, par les institutions et les règles dont il s’est doté pour fonctionner.

Nous nous sommes donné un véhicule pour conduire la réflexion sur ces questions. La Chaire Louis Joseph Janvier sur le constitutionalisme en Haïti, établie par le Haut Conseil de l’université le 13 août 2013, est une instance d’expertise, de recherche et d’enseignement sur une thématique sociétale de grande portée pour les Haïtiens (le constitutionnalisme), dans une perspective de diffusion de nouveaux savoirs aux étudiants et au public en général, et peut-être plus ambitieusement, d’influence sur l’ensemble de la société.

La titulaire de la chaire est la professeure Mirlande Manigat, personnalité universitaire reconnue pour la qualité de ses travaux académiques sur la Constitution. Les travaux de recherche de la Chaire Louis Joseph Janvier sont adossés à un solide Conseil scientifique, composé des personnalités suivantes : Carl Braun, Monferrier Dorval, Bernard Gousse, Cary Hector, Michel Hector, Claude Moïse, Sybille Théard Mevs, Samuel Pierre, Serge Henri Vieux, qui apportent bénévolement leur expertise et leur expérience à l’encadrement des activités de recherche de la Chaire.

L’histoire de la gouvernance de notre pays, les difficultés des acteurs politiques à organiser les pouvoirs publics selon un ordre stable et prédictible, le chaos institutionnel créé par le dernier projet d’amendement de la Constitution de 1987 au point que la plupart de nos juristes peinent à dire sous quel régime constitutionnel fonctionnel est le pays, voilà, à mon avis, autant de facteurs qui justifient l’implantation au sein de l’université d’une structure de réflexion, de recherche et de diffusion sur le constitutionnalisme en Haïti.

Le constitutionnalisme, notre titulaire vous l’expliquera mieux tout à l’heure, est une doctrine juridique fondée sur la conception de la suprématie de la Constitution sur la loi et les autres sources formelles du droit. Cependant, la démarche de recherche s’intéresse aussi au fait politique, lequel, dans le contexte d’Haïti, est un élément de singularité parce qu’il opère le plus souvent dans l’ignorance de la hiérarchie des normes juridiques ou carrément dans la réfutation de celles-ci.

Parler de Constitution ne revient donc pas uniquement à parler du droit. Toute constitution reflète les crises politiques et plus largement les crises de société auxquelles font face les acteurs du moment. Même lorsqu’elle prétend disposer de l’avenir des autres générations d’une manière durable, son destin dépend parfois moins de son contenu ou de sa pertinence que des rapports de force entre les différents groupes d’acteurs.

Et dans ce jeu, les politiciens nous font oublier qu’une Constitution, par delà la garantie des droits et des libertés du citoyen, est d’abord un modèle de structuration, d’organisation et de fonctionnement de l’État, à travers un ordre rationnel, clair, stable, prédictible. Il y a donc à la base de la Constitution un enjeu de pouvoir réel. C’est la raison pour laquelle les débats autour de son application, de sa révision ou de son éventuel amendement ne peuvent être dépourvus de passion.

C’est aussi la raison pour laquelle il nous semble impératif d’aménager au sein de la société un espace, pourrait-on dire, protégé, une sorte de no man’s land, où la réflexion et la discussion deviennent possibles, avec la froideur et la sérénité qui doivent caractériser la démarche scientifique.

L’Université, à travers la Chaire Louis Joseph Janvier sur le constitutionnalisme en Haïti, offre ce territoire de neutralité, parce qu’elle s’interdit d’être un corridor d’expression aménagé pour véhiculer, sous la forme d’un déguisement de parole objective, le discours détourné du partisan.

Sur ce rapport, on m’a souvent interpellé, et même à la veille de cette table ronde, sur l’apparente incompatibilité entre la posture académique de la titulaire de notre chaire et son investissement quotidien dans l’arène politique, comme chef d’un parti, amené souvent à occuper le béton en compagnie d’autres combattants rêvant, au nom de la Constitution, de conquérir le pouvoir dans l’économie de celle-ci. C’est un sujet de débat régulier au sein du Conseil scientifique qui admet qu’il y a une différence fondamentale entre le registre du scientifique, dominé par le rapport à la vérité et le registre du politicien dominé par le rapport au pouvoir, en réfutation, si possible, de la vérité.

Le Conseil a choisi de continuer à faire confiance à la titulaire de la Chaire qu’elle saura rester à la hauteur du prestige académique auquel nous tenons tous, et qu’elle fera elle-même les choix qui s’imposent lorsque la confrontation inévitable deviendra insupportable.

Le titre de la table ronde : Qui élit nos présidents ? Autour de la question électorale : acteurs, institutions et pouvoirs, est certes une provocation, une provocation pour la pensée.

D’aucuns seront certainement tentés d’y voir le doigt pointé vers la communauté internationale (encore elle !) qui, de manière évidente, parfois sans respect ni élégance, sur la base des quelques millions de dollars, s’investit dans le processus électoral, interpelle, influence, compte, recompte, valide, invalide, dénonce, approuve les résultats de l’institution électorale.
En réalité la question est plus subtile. Elle peut se lire aussi de cette façon :
Que revendiquent ces responsables politiques haïtiens qui, pour un rien, s’adressent à un Exécutif ou à un Parlement étranger pour demander de sévir contre un Exécutif haïtien en raison de la mauvaise conduite de ce dernier ?
Ou encore
De quoi rêvent ces dirigeants haïtiens qui invitent des institutions à palmarès démocratique douteux à venir s’immiscer dans les questions électorales haïtiennes, sous le label d’assistance technique ?
Ou encore,
Qui commande ces organisations patronales ou de la société civile dont les communiqués hâtifs annoncent la posture que la communauté internationale s’apprête à exprimer ?
Ou enfin, plus simplement :
Par quel détour invitons-nous, nous-mêmes, l’étranger à faire à la place de nos citoyens les choix qui conditionnent notre destin collectif ?

Vous voyez bien, nous faisons bien tous ici de la politique. Mais au sens de Platon, parce que nous nous attachons au traitement de questions qui ont trait à l’organisation de la cité et à la recherche du bonheur de ses habitants.
Pour l’illustrer, je terminerai par ce bref passage de Platon, tiré du dialogue de Socrate avec Glaucon : (Socrate répondant à Glaucon qui trouvait injuste de demander aux fondateurs de l’Etat de redescendre partager les conditions de vie des prisonniers dans la caverne)
« Cette fois, tu oublies que la loi ne se soucie pas d’assurer un bonheur privilégié à une seule classe d’hommes dans l’État, mais qu’elle s’emploie à ce qu’il se réalise dans le tout de l’État en établissant l’harmonie entre les citoyens, tant par la persuasion que par la nécessité, et en faisant qu’ils se rendent entre eux les services que chaque classe est capable de rendre à la communauté ; et tu oublies que la loi, en formant de tels hommes dans l’État, ne se propose pas d’autoriser chacun à se tourner vers ce qu’il veut, mais vise à s’en servir pour qu’ils concourent à la cohésion de l’État ».
Merci de votre attention.

AUTEUR

Jacky Lumarque


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