MosaikHub Magazine

L’esthétique du pourissement (II)

mardi 3 mars 2015

Pascale Romain

Maternité morbide et pourrissement

Retour au silence est l’un des tableaux de la série des œuvres secrètes. Il représente une femme qui voit sortir d’entre ses cuisses des enfants malingres pendant qu’un reste de corps humain qui lui fait face enfante. La femme est jouxtée d’un homme squelettique et de ses mains s’échappe un filet de sang qui fait allusion à la naissance à laquelle elle assiste et au meurtre dont se rend chaque jour coupable le pouvoir en place. Dans cette maternité morbide, comme dans presque tous les autres tableaux de la série, Jérôme renonce à toute indication du lieu ou du temps. L’espace du tableau est organisé dans une perspective inhabituelle qui donne à la figure principale une dimension presque monumentale. La palette du peintre se fait volontairement pauvre (rouge, vert sombre, et terre brulée), ce qui renforce le sentiment d’horreur et ôte à la scène toute dimension de beauté. Les couleurs rappellent au regardeur que l’essentiel est dans la présentation de ces êtres humains qui tombent en ruine, question de lui interdire tout plaisir devant la scène.

L’empire du monde qui a été peint en 1981 est assez emblématique de ce désir de mettre en forme le pourrissement. Dans ce tableau, l’artiste donne à voir une roue qui implacablement écrase des personnages qui ne cessent de crier. Les figures expriment à la fois la douleur et l’impuissance. Il s’agit d’images négatives qui sont l’expression de la vie happée férocement par la mort. La place centrale qu’occupent le cri, les larmes, les enfants squelettiques rappelant des vieux à cause de leurs corps décharnés et la présence des têtes dont les corps sont abolis, donnent à cette toile une dimension douloureusement vivante.

Mutilation est une autre mise en lumière du mal et de la mort triomphante. Le titre annonce la souffrance physique et le tableau ressemble à une crucifixion, car il évoque la Passion, celle des prisonniers du Fort Dimanche où la camarilla des Duvalier torturait et tuait sans merci à la limite du sadisme et de la folie.

La Cible représente l’acmé de l’horreur. C’est un tableau d’une intensité cruelle. Il met en scène un personnage ossifié dont les côtes paraissent mangées par les baisers de la vermine et qui, comme le poète Pierre Ronsard (1586), semble dire : « Je n’ai plus que les os, un squelette je semble, Décharné, dénervé, démusclé, dépoulpé, Que le trait de la mort sans pardon a frappé ; Je n’ose voir mes bras que de peur je ne tremble » Le corps squelettique est face à une cible. Cette cible qui se résume en des cercles, est-ce l’un des cercles de L’Enfer de Dante ? Cette figure squelettique est-elle une mise en scène de la vie des citoyens du pays du peintre qui est devenu « une vaste campagne pleine de pleurs et de tourments cruels » (Dante, L’enfer) ? Quoi qu’il en soit, nous sommes face à une créature proche du shéol et qui explore son abîme. La Cible fait penser au tableau Hunger du peintre équatorien Oswaldo Guayasamín. La relation entre les deux œuvres est rendue sensible par l’atmosphère tragique, les formes élongées, et l’utilisation du blanc et du brun comme couleurs dominantes.

Si nous rapprochons cette composition des créatures du tableau intitulé Attente, on ne peut encore une fois s’empêcher de penser au cercle cinq de la forêt des suicidés de Dante, où les hommes sont devenus arbres, plantes et broussailles. Mais ici, ce ne sont pas des damnés qui expient leurs fautes, mais des créatures victimes de ceux qui les ont volontairement précipitées dans la géhenne, là où « on va dans l’éternelle douleur et où celui qui entre doit laisser toute espérance » ( Dante, L’enfer).

Une autre thématique de Jérôme consiste en la présentation de corps malades et monstrueux susceptibles de provoquer un sentiment d’horreur. Écorché vif est un morceau de corps mutilé, lâché en chute libre dans le vide de la toile. La figure représentée sur le support tient à la fois de l’humain et de la bête. Les deux moignons et les seins laissent penser qu’il s’agit d’un bipède femelle. Cette composition qui rappelle Le bœuf écorché de Rembrandt se rapproche d’une autre toile de la série titrée Dieu est né. Ici, la même figure monstrueuse donne naissance à un être dont on ignore la nature et que l’artiste désigne comme étant Dieu. Un Dieu piteux et pourri. L’usage du vert qui est la couleur de la putréfaction et de la moisissure donne à cette image une dimension hideuse et une laideur repoussante. Dans cette toile, Jérôme développe des formes appelées à suggérer la révolte. En effet, les lignes courbes qui résument ses figures induisent une idée de repli sur soi, en même temps, la dynamique du trait et les déformations monstrueuses poussent le spectateur ou la spectatrice au réveil et à la prise de conscience du mal. Selon Gilbert Lascault (1973), « les formes, celles mêmes que l’on cherche « dans les enfers », rendent les enseignements plus clairs et possèdent plus de pouvoir de persuasion que les paroles… ». En effet, ces formes infernales nous interpellent et nous placent dans la condition de témoins d’un rite tragique et provoquent chez nous un sursaut de colère.

Solitude et prière

Imprécation, dont le titre évoque le fait magique de maudire, est comme une prière de l’homme devant la mort. L’univers est oppressant car constitué par-dessus tout de vide. La prière est exprimée par la pose du personnage qui esquisse un geste dont on ne peut dire s’il s’agit d’un pas de danse (la danse peut être une prière comme le Sama des derviches tourneurs et les pas rythmés des hounsi), ou une prière. Le personnage squelettique est presque fantomal. Il prend possession de la toile comme une apparition. L’homme solitaire représente un homme qui fait face à un mur lépreux. Cette toile paraît être une réflexion sur la solitude et la mort.

Autant de toiles qui font pâlir, car la dégradation n’est pas suggérée par les marques sociales (habits sales ou en haillons, souliers déchirés, etc.) mais par un délabrement du corps qui atteint un niveau tragique. Le tragique doit provoquer la terreur et la pitié selon la conception aristotélicienne. Ces œuvres soulèvent terreur et pitié. Il ne s’agit pas avec les œuvres secrètes de divertir et de donner du plaisir même si la défectuosité des corps est présentée d’une manière juste. On ne saurait passer sous silence l’horreur de ces peintures et parler de beauté sous prétexte que l’artiste aurait répondu aux exigences de l’expression. C’est d’un avilissement des personnes qu’il s’agit, et l’artiste veut que cela soit vu comme tel. Contre l’Évangile qui dit que Dieu fit l’homme à son image, Jean-René Jérôme nous présente des corps malades, défectueux, difformes, affreux, sans rapport avec le ciel donc dépourvus de transcendance. Le déchet rôde. C’est le glissement vers l’inhumain.

Dans tous les tableaux, le dispositif compositionnel est quasiment le même. Jérôme aménage l’espace pictural en éliminant les plans. Il place ces figures sur un fond abstrait traité par une touche uniforme. Les personnages y sont représentés de dos ou, comme souvent dans la peinture de Jérôme, n’ont pas de visage. Les figures ne cherchent pas l’adhésion du spectateur ou de la spectatrice. Le but n’est pas, comme dans le cas de la beauté, de plaire mais de le choquer en lui faisant prendre conscience de la misère du monde. Dans les œuvres secrètes, la palette s’appauvrit. La dominante chromatique est au blanc, couleur de la mort, au vert, couleur de la décomposition et de la putréfaction et à l’ocre rouge, couleur de la terre. Ainsi, si nous avons parlé de cri dans le cas de Jean-René Jérôme, ce cri demeure feutré. La sobriété des couleurs pourrait faire qu’on ne l’entende pas. En effet, ce n’est pas par la couleur que l’artiste indique sa révolte et son refus, comme c’est souvent le cas avec les expressionnistes qui utilisent des couleurs violentes, virulentes et acides pour marquer leur douleur et leur désaccord. L’emploi dominant du vert sombre qui s’éloigne du spectateur et de la spectatrice empêche tout rapport sensuel, tout plaisir par rapport à l’œuvre. Jérôme ne courtise donc pas ses publics malgré l’emphase de ses déformations. Il récuse dans ces œuvres secrètes la séduction du regardeur par la forme et les couleurs de l’œuvre. Il les invite à l’ascèse.

Malgré cette traduction virulente de la laideur, de la mort, du pourrissement , l’art de Jérôme combat le nihilisme et nous force à trouver des moyens de ne pas désespérer et de survivre à la déchéance et à la mort. Comme pour donner raison à Cioran ( 1986), qui dit : « l’expression est perte de substance et libération, elle vous vide donc elle vous sauve », Jean- René Jérôme avec ces œuvres secrètes peint pour ne pas crever et crée pour nous aider à échapper au désespoir. C’est par l’art que la rédemption semble possible, c’est à travers lui qu’il exprime sa révolte et nous communique le désir de vie. Jean-René Jérôme n’est donc pas fasciné par des choses horribles. S’il peint la hideur, ce n’est pas parce qu’il lui rend un culte, son choix exprime plutôt une révolte contre la vraie laideur qui s’épanouit dans son pays et le monde. Signalons qu’à côté de ses productions nauséeuses, Jean René Jérôme continuait à peindre des toiles oniriques qui apparaissent comme des échappées face à l’horreur d’un monde de violence et de cruauté.

Des œuvres prémonitoires

L’inconscient détient souvent des informations sur l’état de notre être qui, pour la conscience, demeurent inaperçues. Y aurait-il, outre les raisons sociologiques, des causes psychologique à ces mises en scène de la part de Jean-René Jérôme ? Faut-il voir l’effet de l’angoisse et de la peur de la mort dans ces productions de l’artiste ? Sentait- il confusément ce que serait sa propre fin ? Ces questions surgissent, car si ces œuvres font référence au social, elles nous renvoient aussi l’image d’une angoisse existentielle du peintre.

Ici, il importe de faire état d’un autre élément du contexte. A l’époque où Jérôme peint ses toiles, le sida, maladie nouvelle, fait des morts dans le milieu artistique (maladie dont décédera le peintre quelques cinq ans plus tard). Face à cette pathologie nouvelle dont on ne sait rien et qui fait des victimes, Jean René Jérôme était peut-être inquiet. Les œuvres secrètes traduiraient à la fois une critique sociale et seraient l’expression de son angoisse. Il y a certes antécédence des tableaux secrets sur sa maladie mais il semble que ses œuvres tiennent aussi lieu de représentation iconique de son mal. En ce sens, ces œuvres semblent aussi constituer une réflexion métaphysique sur la vie et la mort et une réflexion sur l’humaine condition. Le peintre a confié à un journaliste de Radio Canada quelques mois avant sa mort : « Quand j’ai peint cette série, je croyais dépeindre la réalité de mon pays. Aujourd’hui (à quelques mois de la fin), je me rends compte que je peignais ma propre réalité. (Tiré du documentaire vidéo sur le VIH, Radio Canada, MSPP, publié en fév. 1991) »
Il nous dit que sa maladie a été précédée par sa représentation iconique. Une dimension de ses œuvres secrètes serait donc d’être aussi des productions qui témoignent de la « petite mort » dont parle Rainer Maria Rilke (1903). Comme si Jérôme la sentait travailler en lui et reprenait ces mots du poète dans Le livre de la pauvreté et de la mort :
Je suis peut-être enfoui au sein des montagnes
solitaire comme une veine de métal pur ;
je suis perdu dans un abîme illimité,
dans une nuit profonde et sans horizon.
Tout vient à moi, m’enserre et se fait pierre.
Je ne sais pas encore souffrir comme il faudrait,
et cette grande nuit me fait peur…

Réception des œuvres secrètes

On ne saurait clore cette réflexion sur les œuvres secrètes sans parler de la réception de ces compositions par les publics. Une exposition publique a lieu en 1986. On ne trouve pas de traces de critique des œuvres. En 1992, un an après la mort de l’artiste, les œuvres secrètes ont été montrées. Elles ont suscité des réactions. Dans Le Nouvelliste du 24 au 26 avril 1992, Jean Yves Métellus parle d’une rencontre avec la mort. Il y trouve une expression démentielle. Il parait que les publics étaient assez horrifiés par la présentation de ces œuvres. L’historien de l’art Michel Philippe Lerebours (1992), de son côté, parle dans Le Nouvelliste d’une « rencontre avec le royaume de la mort ». Il dit avoir vu des images où « la haine se substitue à l’amour, emprunte le langage de l’amour pour nous ouvrir large le charnier où, sur les squelettes ensanglantés de ceux qui sont morts, victimes de l’envie, de l’égoïsme ou d’une insatiable volonté de puissance, d’autres squelettes hargneux, à demi disloqués, s’enlacent dans un piteux corps-à-corps, baignés dans le silence d’un crépuscule apocalyptique. »

Il souligne sa réception horrifiée des œuvres secrètes qu’il avait très peu vues du vivant de Jean-René Jérôme et la fascination qu’elles exercèrent sur lui. Dans un autre texte paru dans le catalogue Double résonnance (1997), le même auteur nous dit :

« Ces œuvres comptent parmi les plus cruelles, les plus révoltantes de la peinture haïtienne dépassant en horreur celle de Denis Émile. »
En 2010, les œuvres secrètes sont présentées de nouveau aux publics par les Ateliers Jérôme. Dans Le Nouvelliste, le journaliste culturel Chenald Augustin titre son article « Face à l’horreur », mais il fait un compte-rendu avantageux du travail du peintre. Il y décèle « une beauté triste. » D’une manière générale, ces œuvres n’ont donc pas été rejetées, ni considérées comme apocryphes. Les œuvres secrètes, qui bouleversent radicalement l’image initiale de Jean-René Jérôme comme artiste préoccupé par des représentations susceptibles de procurer le plaisir ont trouvé une place dans l’univers iconographique du peintre. Ces toiles dans lesquelles éclatent la laideur, une esthétique du pourrissement, à la force expressive dure et qui interpellent si violemment le spectateur ou la spectatrice représentent le versant déchirant, tragique, de la peinture de Jérôme. L’autre face de sa modernité.

AUTEUR

Pascale Romain


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