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Laurent Dubois:L’abolition de l’esclavage de 1848 est impensable sans 1804

mardi 12 mai 2015

Laurent Dubois, professeur d’histoire et de français à Duke University, auteur de "Les vengeurs du Nouveau Monde : histoire e la Révolution haïtienne" répond aux questions du Nouvelliste à l’occasion de la visite du président français, François Hollande à Port-au-Prince. Il analyse la place de Dessalines dans la révolution haïtienne. Pour lui, on ne peut pas parler de liberté au XIXe siècle sans évoquer le nom de Dessalines.

Le Nouvelliste : Peut-on parler de liberté au XIX siècle, de la saga de la liberté dans les Amériques, sans citer Jean-Jacques Dessalines ?

Laurent Dubois : Tout simplement : non. L’histoire de Dessalines, et au sens plus large l’histoire de la révolution haïtienne, représente un événement clé dans cette histoire, on pourrait même dire l’événement clé dans le combat contre l’esclavage et le développement du concept de la liberté. Malheureusement, cette histoire reste assez mal connue en France – malgré des efforts et des étapes importants qui vont dans le bon sens – où on parle souvent de la « rébellion de Saint-Domingue » comme une note en bas de page dans l’histoire de la révolution française. Il faut qu’on arrive à comprendre qu’en fait l’histoire révolutionnaire d’Haïti et de France était intégrée profondément, l’une influençant l’autre à divers niveaux, et que l’histoire de la liberté est une histoire autant américaine et caribéenne qu’européene, une histoire atlantique. Espérons que François Hollande puisse évoquer cette histoire de façon subtile et bien informée durant sa visite.

L.N. : Faut-il en 2015 se souvenir de l’esclavage comme c’est le cas avec le mémorial inauguré en Guadeloupe ou célébrer la liberté ?

L.D. : Il faut se souvenir de l’esclavage et comprendre toutes les traces qu’il a laissées dans nos sociétés modernes, justement parce que c’est le seul moyen de comprendre ce qu’est la liberté. Les concepts mêmes de liberté avec lesquels nous essayons aujourd’hui de construire le futur sont le résultat en grande partie des luttes pour la liberté de la part des esclaves partout aux Amériques, notamment en Haïti, et des luttes qui ont suivi l’abolition pour créer une réelle égalité – luttes qui continuent toujours aujourd’hui de Paris à Baltimore. Je pense que nous avons besoin toujours de comprendre que la liberté n’est pas seulement quelque chose d’abstrait, mais de construit à partir de luttes journalières pour définir et réaliser ce que sont vraiment liberté, dignité, autonomie, souveraineté. C’est ce qu’une bonne étude de la révolution haïtienne nous apprend, car les architectes de cette révolution – et je parle ici moins de Louverture et Dessalines que des masses d’ex-esclaves qui ont lancé et maintenu cette révolution – ont construit une idéologie révolutionnaire et des projets de vie et de société radicaux à partir de leurs expériences vécues, de la vie en Afrique et de la traite (car la majorité était née en Afrique), de l’esclavage à Saint-Domingue, et de la violence et de l’espoir de la période révolutionnaire elle-même.

L.N. : Faut-il célébrer l’abolition de l’esclavage de 1848 ou la liberté de 1804 ?

L.D. : De mon point de vue, 1848 est impensable sans 1804. C’est d’ailleurs assez clair quand on étudie l’histoire de la Guadeloupe durant la période révolutionnaire, qui est croisée avec celle d’Haïti, puisque là aussi il y a des révoltes, l’abolition, et puis une mission française qui tente de rétablir l’esclavage, a réussi, dans le cas de la Guadeloupe, à ensevelir le peuple de nouveau dans l’esclavage. Quand Victor Schoelcher insiste sur l’abolition de l’esclavage en 1848, il le fait en évoquant l’histoire des révoltes en Haïti et en Guadeloupe durant la période révolutionnaire, il explique (correctement) que si la nouvelle République n’abolit pas l’esclavage les esclaves se soulèveront eux-mêmes pour le faire. Ce qui s’est passé, malheureusement, c’est qu’une histoire qui devrait être vue comme intégrée, comme une série d’événements qui aboutirent finalement à l’abolition, a été éparpillée dans diverses histoires nationales : donc on parle de 1804 en Haïti et de 1848 en France métropolitaine et aux Antilles. En fait, il faut comprendre tout cela ensemble : de 1791 avec Bois-Caïman à l’abolition de l’esclavage à Saint-Domingue en 1793, décision ratifiée et étendue par la Convention nationale en 1794, jusqu’aux combats de 1802-1804 en Guadeloupe et en Haïti. Sur ce point-là, le travail de mémoire en Guadeloupe peut servir d’inspiration, car là on évoque autant les combats de 1802 que l’abolition de 1848. D’ailleurs, une des chansons du group Akiyo de Pointe-à-Pître annonce que ce n’est pas Schoelcher qui a libéré les Guadeloupéens, mais les marrons. Là aussi, on peut voir les parallèles entre la mémoire historique en Guadeloupe et en Haïti.

L.N. : Haïti a payé à la France un montant pour dédommager les anciens colons. La problématique de la restitution et des réparations concerne- t-elle seulement Haïti, ou d’autres pays ont-ils eu à payer et ont été remboursés ?

L.D. : Le cas d’Haïti est assez unique sur ce point. Il y a eu des cas de restitution durant le vingtième siècle (notamment envers les Japonais internés aux États-Unis durant la Seconde Guerre mondiale), et au dix-neuvième siècle des colons dans les colonies britaniques de la Caraïbe reçoivent aussi une « indemnité », mais cela se passe à l’intérieur d’un empire. Du point de vue de l’histoire du droit international, le cas de 1825 en Haïti est unique et donc assez remarquable : ce n’est même pas un traité, mais une « ordonnance » du roi français, que Boyer accepte sous pression, et malgré beaucoup d’opposition dans le pays. Comme le disait Louis-Joseph Janvier, résultat les Haïtiens ont dû payer trois fois pour leur terre : en travaillant comme esclaves, avec leur sang durant la révolution, et en payant la dette – et la « double-dette » de 1825. Dans le moment contemporain, le cas est aussi assez unique, puisqu’il s’agit d’un chiffre bien précis et documenté : les archives nous montrent assez bien combien a été payé, quand, à qui. Et, aujourd’hui, la plupart des gens s’accordent sur le fait que c’est choquant que des ex-esclaves ont été forcés d’indemniser leurs ex-maîtres !

Les demandes de réparation pour l’esclavage, notamment celles produites à l’intérieur des États-Unis et récemment par les gouvernements de la Caraïbe, représentent un paradoxe culturel assez intéressant. Il y a très peu de chance qu’elles aboutissent à un paiement financier direct. Politiquement, il est très difficile d’imaginer un tel aboutissement entre la France et Haïti vis-à-vis de l’indemnité de 1825, par exemple. Mais les demandes de réparation forcent des discussions politiques, historiques et culturelles d’une grande importance, mettant en avant les liens entre passé et présent dans un langage qui interpelle le monde contemporain : celui de l’argent. On pourrait dire que c’est une monétisation de la mémoire.

Hollande a une opportunité aujourd’hui : s’il parle de façon directe et ouverte de cette histoire compliquée, il pourra aider à ouvrir un vrai dialogue et un vrai débat. D’ailleurs, s’il veut en plus un peu critiquer les États-Unis (une belle tradition dans l’histoire de la présidence française), il pourra évoquer la possibilité d’une réparation de la part des Américains pour les dommages de l’occupation de 1915-1934. Ca serait une façon aussi de secouer un peu les choses dans cette année de centenaire des débuts de cette occupation. Mais j’imagine qu’il serait beaucoup plus politique, étant, finalement, un politicien ! Aussi important que tout cela est de pousser en avant le débat historique en Haïti pour mieux comprendre toutes les racines de la situation contemporaine.

AUTEUR

Propos receuillis par Frantz Duval


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