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Haïti : quelles réparations financières ?

vendredi 15 mai 2015

Lors de la visite de Nicolas Sarkozy qui a suivi le tremblement de terre de 2010, l’historien haïtien Jean Saint-Vil exigeait le remboursement par la France de 40 milliards de dollars (27,8 milliards d’euros en 2010), correspondant, selon lui, à la valeur actuelle de l’indemnité de 150 millions de francs obtenue de Haïti sous la menace, par la France de Charles X en 1825, comme compensation des pertes subies par les colons, après l’indépendance de l’île en 1804. En 2003, le gouvernement de Jean-Bertrand Aristide, président de Haïti, avait réclamé 17 milliards de dollars de compensation.

Nous laisserons, ici, de côté la question – essentielle – du sens qu’auraient des réparations financières des crimes de l’esclavage d’un point de vue philosophique ou juridique, pour examiner cette demande financière, et notamment son montant.

L’utilisation de l’indemnisation

Dans le calcul de 1825, seul le tiers de l’indemnité correspondait à la valeur des esclaves, de sorte que la réduction de l’indemnité à 90 millions par Louis-Philippe en 1838 en faisait le prix de la seule expropriation du capital foncier et immobilier des colons. C’est, donc, dans une certaine mesure, une compensation au titre de la colonisation qui est aujourd’hui réclamée, plus que de l’esclavage stricto sensu, même si les deux sont difficiles à séparer. Mais comment calculer, aujourd’hui, le montant de cette compensation ?

Une approche purement financière serait d’actualiser le montant de l’indemnité versée alors par Haïti. Cette approche pourrait conduire, selon le taux d’intérêt utilisé, à des montants très variables. Contrairement à l’affirmation naïve des financiers, le rendement réel du capital sur une très longue période est faible, du fait des guerres ou autres événements qui détruisent le capital physique, et de l’inflation qui réduit la valeur des actifs financiers.

Si les colons avaient gardé le montant de l’indemnité en billets, ils ne vaudraient même plus 400 000 euros ; s’ils l’avaient transformé en or et l’avaient stocké, la valeur de ce stock serait de 570 millions d’euros en 2003, près de 2 milliards d’euros aujourd’hui ; placé dans les meilleures actions de la Bourse de Paris (l’équivalent du CAC 40), il vaudrait virtuellement près de 220 milliards euros, mais seulement 600 millions si les dividendes avaient été consommés ! Ce n’est donc pas la manière pertinente d’aborder cette question, car rien ne permet de dire ce que les colons ont fait de leur indemnisation.

Incapacité à réorienter la production

Une approche plus macroéconomique (qui substitue la France aux colons, pourtant seuls bénéficiaires de l’indemnité) consiste à considérer que ces montants ont rapporté à la France autant que son capital moyen, en contribuant à sa croissance. Dans ce cas, la compensation de cette indemnité, qui représentait moins de 0,25 % du patrimoine français en 1825, correspondrait à 0,25 % du capital national français actuel, soit environ 30 milliards d’euros. Mais cela suppose, comme le suggère Jean Saint-Vil, que Haïti aurait investi ces montants chez elle aussi efficacement que la France l’a fait, et aurait eu la même croissance que la France si elle n’avait pas été frappée par cette indemnité.

Mais on pourrait aussi considérer que la croissance de Haïti ayant été déterminée par ses propres choix économiques, politiques et sociaux, ces 150 millions de francs investis dans l’économie haïtienne n’y auraient pas changé grand-chose. On peut alors estimer qu’un stock de capital plus élevé d’environ un quart en 1825 aurait conduit à un capital (et donc à un revenu national) plus élevé aujourd’hui d’environ un quart, ce qui supposerait une compensation de l’ordre de 5 milliards d’euros. Dans cette hypothèse, ce ne sont pas les « réparations » payées par Haïti qui ont freiné son développement, mais l’incapacité à réorienter la production vers d’autres activités que les plantations.

Même si un consensus s’établissait sur la nécessité d’une compensation pour un transfert injuste, s’accorder sur l’estimation de cette compensation demanderait donc de se mettre d’accord sur l’histoire économique et sociale – et pas seulement sur l’histoire politique ou l’illégitimité de l’esclavage. Ce n’est, hélas, pas encore le cas.

Pierre-Cyrille Hautcoeur (Directeur d’études à l’EHESS)

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