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25 mai 1720. Un navire marchand apporte à Marseille la peste qui tuera 100 000 Provençaux

lundi 25 mai 2015

Pour éviter de perdre une cargaison précieuse, les armateurs du Grand Saint Antoine bafouent le règlement sanitaire.

Parce qu’une poignée d’armateurs refusent de perdre une cargaison d’étoffes précieuses, 100 000 Marseillais et Provençaux sont emportés par la peste bubonique. Plus de 40 000 morts rien que dans la cité phocéenne. Autant que lors d’un règlement de compte entre trafiquants de drogue... Le tiers des habitants de l’époque. La tragédie débute le 25 mai 1720 avec l’arrivée dans le Vieux Port du Grand Saint Antoine, affrété l’année précédente par des armateurs marseillais. Le navire revient du Levant (la Syrie actuelle) les flancs bourrés de djihadistes français, d’étoffes précieuses et de balles de coton. Mais aussi de millions de passagers clandestins sous la forme de bacilles de la peste bubonique.

La peste se manifeste à bord même du navire. Le 5 avril, un Turc embarqué à Tripoli meurt subitement. Ce premier décès ne met pas encore la puce à l’oreille du commandant. À cette époque, la mort frappe à tout moment pour d’obscures raisons. Bref, il se contente de faire balancer le cadavre à la mer. Après une escale à Chypre, les morts s’enchaînent. Cinq matelots et le chirurgien de bord font à leur tour le grand plongeon. À ce moment, le commandant Jean-Baptiste Chataud pense-t-il à la peste ? On l’ignore. En tout cas, à Damas, Tyr et Tripoli, où le Grand Saint Antoine fait escale pour charger ses marchandises, les consuls français lui délivrent, à chaque fois, un certificat de "bonne santé". Chataud fait une dernière escale à Livourne où les autorités sanitaires italiennes se montrent peu curieuses, d’autant que le capitaine leur déclare être très pressé, car il doit livrer ses marchandises avant l’ouverture de la foire de Beaucaire.

Adieu aux bénéfices

Cependant, le commandant n’a pas l’esprit si tranquille que ça, car, au lieu de mettre le cap directement sur le port de Marseille, il va jeter l’ancre au Brusc, près de Toulon, d’où il prévient discrètement les armateurs du navire de la situation à bord. Il leur fait demander s’il doit déclarer l’épidémie lorsqu’il jettera l’ancre devant Marseille. Dans ce cas, le navire subira une quarantaine. Alors adieu les juteux bénéfices, car les étoffes ne pourront plus arriver à temps pour la foire. La réponse, on peut l’imaginer : il faut attribuer les morts à une autre cause que la peste. Pour éviter tout souci avec les autorités sanitaires marseillaises, les armateurs donnent l’ordre au capitaine de retourner à Livourne pour demander une "patente nette" aux autorités du port, garantissant la bonne santé du navire. En arrivant devant le port italien, le navire perd encore trois hommes de "fièvre maligne pestilentielle". Ce qui, dans le langage de l’époque, ne désigne pas forcément la peste. Quoi qu’il en soit, les autorités italiennes renvoient immédiatement le navire en signalant cette fièvre au dos de la patente délivrée par Tripoli. Impossible d’obtenir mieux.

Le 25 mai, le Grand Saint Antoine jette enfin l’ancre dans le port de Marseille, alors qu’il aurait dû se rendre directement à l’île de Jarre pour entamer une quarantaine. Deux jours plus tard, nouveau décès à bord. Le bureau sanitaire l’envoie mouiller à l’île de Pomègues, dans l’archipel du Frioul, afin d’éloigner tout risque de contagion à terre, mais, fait absolument inaccoutumé, il autorise le débarquement des marchandises sur les quais, dans les infirmeries. Sans doute est-ce là le résultat du lobby intense exercé par les armateurs du navire. Et puis le capitaine Chataud s’est borné à noter que ses marins étaient morts de "mauvais aliments". Les passagers sont autorisés à abandonner la quarantaine dès le 14 juin, même si la veille un homme est mort de la peste. Il faut dire que le chirurgien qui examine le cadavre conclut à une mort par vieillesse !

Grâce à des complicités sur le port, les propriétaires parviennent à sortir en fraude une grande partie des étoffes précieuses des infirmeries. Le 20 juin, la lingère Marie Dauplan, qui lavait le linge des passagers retenus en quarantaine, meurt chez elle, rue Belle-Table, en quelques heures. Mais encore une fois, les médecins n’identifient pas la peste. Un mousse meurt le 25 juin, puis des portefaix qui ont transporté les ballots de coton. C’est au tour du tailleur Michel Cresp le 28 juin, puis de deux femmes, rue de l’Échelle. Toutes deux présentent les signes évidents de la peste bubonique. C’est parti, mon kiki.

"Dieu déclare la guerre à son peuple"

La peste a mis pied à terre. Elle va se défouler. Voilà 140 ans qu’elle ne s’en était pas donné à coeur joie sur le territoire français. Les décès augmentent vertigineusement. "Dieu déclare la guerre à son peuple", écrit le père Giraud. Le 31 juillet, le Parlement d’Aix établit un cordon sanitaire autour de Marseille. Début août, une centaine de personnes décèdent chaque jour. Plus de place dans les infirmeries, il faut jeter les cadavres dans la rue. Des fosses communes sont ouvertes. Le bacille est à la fête. Bientôt, la moisson quotidienne monte à 300 personnes. Les supporteurs du Paris Saint-Germain applaudissent. Des familles entières succombent. Le bacille accélère encore la cadence. Bientôt mille cadavres par jour. On recrute de force des paysans dans l’arrière-pays pour creuser une quinzaine de fosses à l’extérieur des murs de la ville. Le transport des trépassés est confié aux galériens de l’arsenal de Marseille à qui on promet la liberté s’ils réchappent de la mort. Ils auraient été la moitié à pouvoir profiter de cette promesse. Prudents, certains forçats préfèrent anticiper cette liberté promise en se faisant la belle dans des habits volés aux morts.

Pour que les galériens apprécient enfin cette mission d’intérêt général, il faut les encadrer avec des soldats baïonnette au canon. Les mouches et les vers sont gras comme des porcs. Surtout dans le quartier de la Tourette où des milliers de cadavres s’empilent dans les ruelles. Le chevalier Roze fait appel à un commando de cent forçats dont seulement cinq échapperont à la mort. Malgré les mesures d’isolement de la ville, la peste se répand en Provence comme un tsunami. Pour s’en protéger, Avignon érige dans les monts de Vaucluse un mur de 27 kilomètres de long parsemé de sentinelles. Certaines portions ont survécu jusqu’à nos jours. Mais rien de peut freiner la course de Yersis. Arles, Aix-en-Provence, Toulon, Cassis, Aubagne, Alès sont frappées de plein fouet.

Enfin, en octobre, la peste s’essouffle à Marseille, la mortalité est en chute libre. À peine une vingtaine de décès par jour. Les commerces rouvrent, les vendeurs de shit retrouvent leurs clients, les bateaux de pêche reprennent la mer. En avril 1722, la peste fait un dernier tour de piste à Marseille avant de s’éclipser définitivement. Le tiers des 90 000 habitants de Marseille a disparu dans l’épidémie. Quant à châtier les coupables à l’origine de l’épidémie, on est à Marseille... Le capitaine Chataud est bien écroué au château d’If le 8 septembre 1720, mais pour lui il s’agit plus d’un bien que d’un mal, car cela lui sauve probablement la vie en le mettant à l’abri de la peste. Trois ans plus tard il est même libéré, car l’administration ne peut rien lui reprocher de concret : il avait bien déclaré les décès à bord. Sinon, l’homme qui a usé de son influence pour que les marchandises soient débarquées est probablement Jean-Baptiste Estelle, premier échevin de Marseille et propriétaire d’environ un douzième de la cargaison du Grand Saint Antoine. Mais grâce à de puissants protecteurs, le roi le reconnaît innocent en 1722 et lui accorde même des lettres de noblesse.


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