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10 juin 1926. L’architecte Antoni Gaudi est tué par un tramway avant d’achever la Sagrada Familia

mercredi 10 juin 2015

Les voies du Seigneur sont impénétrables, surtout quand elles laissent tuer le plus pieux des architectes.

Frédéric Lewino et Gwendoline Dos Santos

Cela fait 43 ans que Dieu observe son ouaille Antoni Gaudí s’échiner à édifier, dans Barcelone, une immense basilique ressemblant à une sorte d’oursin pierreux échoué sur la grève. Les hommes appellent cela du naturaliste-moderniste ! Il est temps d’arrêter le massacre. Aussi l’Éternel, dans sa grande miséricorde, envoie-t-il un tramway heurter l’architecte, le 7 juin 1926, en plein coeur de Barcelone. Trois jours plus tard, Gaudí le rejoint au paradis pour prendre un repos bien mérité.

Comme chaque jour, l’architecte quitte la Sagrada Familia, où il s’est fait installer un bureau, vers 17 h 30 pour se rendre à l’église Saint-Philippe-Néri, où il aime prier. C’est une petite trotte de trois kilomètres qu’il accomplit avec plaisir malgré ses 74 ans. Cette marche à pied l’aide à atténuer les douleurs de ses rhumatismes. Avec sa barbe blanche fournie, ses vêtements usés, son feutre élimé, il ressemble davantage à un vieux bonhomme sans le sou qu’à un architecte réputé. Fini le temps de sa jeunesse, quand il jouait au dandy. Aujourd’hui, il se consacre exclusivement à sa grande oeuvre et à la prière, détaché des biens matériels. Un moine dans la ville.

Plongé dans ses pensées, le vieil homme remonte la Gran Via de les Corts Catalanes. Il commence à la traverser à la hauteur de la Carrer de Bailén quand un tramway - le n° 30 - surgit, le heurte et poursuit sa route. Propulsé en arrière, Gaudí atterrit sur le sol, inconscient. Des passants se précipitent vers le blessé. Il est mis à l’abri. Il râle, il faut le conduire à l’hôpital. Un garde civil fouille ses poches à la recherche d’une pièce d’identité et ne trouve rien. À l’époque, pas de Samu et encore moins de sécurité sociale pour prendre en charge les blessés. Le flic arrête un taxi pour emmener le malheureux, mais son conducteur refuse quand il constate qu’il n’a pas d’argent dans ses poches. C’est sûrement un vagabond. Finalement, le garde civil intime l’ordre à un taxi de le mener à l’hôpital de la Santa Creu, où, toujours inconscient, il est déposé dans la salle commune réservée aux pauvres.

"J’ai ma place ici"

Bien entendu, sa disparition inquiète. Ses collaborateurs le cherchent. Ce n’est que le lendemain matin qu’ils le retrouvent à l’hôpital. Ils le font aussitôt transférer dans une chambre individuelle, mobilisent les médecins, mais c’est trop tard. Ses blessures sont trop graves. Quand Gaudí reprend connaissance, ses amis lui proposent de le transporter dans un hôpital plus réputé, mais il refuse : "J’ai ma place ici, parmi les pauvres." Il veut un traitement normal. On croirait du Hollande... Il meurt donc le 10 juin, vers 17 heures, après avoir jeté dans un souffle : "Amen. Mon Dieu ! Mon Dieu !" Après tout, sa mort doit le satisfaire, car, à plusieurs reprises, il avait exprimé le désir de mourir inconnu, reçu uniquement dans l’amour de Dieu.

Toute la ville lui rend un dernier hommage le 12 juin, lors de son dernier voyage vers la Sagrada. Derrière le corbillard, la foule s’allonge sur un kilomètre. Son cercueil est descendu dans la crypte de la cathédrale. Ce Gaudí est un génie : il est le seul type qui est parvenu à ériger sa propre chapelle funéraire de la taille d’une cathédrale en pleine ville...


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