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La barbe ne fait pas le philosophe… le fétichisme du vêtement, si !

samedi 19 juillet 2014

« L’expérience quotidienne nous démontre en effet tous les jours que la moitié de l’humanité peut être rangée parmi les fétichistes du vêtement », déclare Freud en 1909 dans une conférence intitulée « Genèse du fétichisme ». Avant de préciser : « Je veux dire par là que toutes les femmes sont des fétichistes du vêtement… »

Ce fétichisme exclusivement féminin du vêtement résulterait selon le père de la psychanalyse d’une pulsion exhibitionniste refoulée mais sublimée : la femme désirant se montrer, faire étalage d’elle-même, ne peut décemment pas se pavaner tout nue. Alors, elle se cache derrière un bout de tissu, lequel est aussi un faire-valoir qui attire l’œil et aguiche (Eve la séductrice n’est décidément jamais bien loin…). « Nous comprenons alors pourquoi même les femmes les plus intelligentes se comportent sans défense face aux exigences de la mode », va jusqu’à écrire Freud… Ce stratagème vestimentaire agit en effet comme une véritable ruse de la pulsion qui se trouve ainsi comblée de manière indirecte mais drôlement efficace : car qui n’a pas envie de soulever le rideau pour voir ce qui se cache derrière ?

Mais il s’agit bien ici de « fétichisme du vêtement » et non de « fétichisme » tout court. Et c’est pourquoi, selon Freud, seules les femmes seraient concernées par l’obsession vestimentaire. A l’entrée « Fétichisme » de leur Dictionnaire de la psychanalyse, Elisabeth Roudinesco et Michel Plon expliquent qu’« en 1914 dans Pour introduire le narcissisme Freud glisse de l’objet au sujet pour conclure à l’absence du fétichisme féminin. A ses yeux en effet le fétichisme du vêtement est “normal” chez les femmes puisque c’est l’ensemble du corps qui est fétichisé et non pas un objet. Le fétichisme féminin ne serait donc qu’une “narcissisation” du corps. »

Mais « le fétichisme des habits, normal chez les femmes » (Lettre de Freud à Abraham du 18 février 1909) l’est sans doute aussi chez les hommes (même les plus intelligents !). On peut le soutenir de trois manières. D’abord, Freud le reconnaît lui-même d’une certaine façon en disant que le fétichisme féminin des vêtements est aussi motivé par la pulsion voyeuriste des hommes, lesquels sont donc indirectement intéressés par l’obsession soi-disant de nature féminine pour la mode. Ensuite, en admettant que les hommes ne soient pas fétichistes de leurs vêtements, ils le sont très certainement de ceux des femmes. Pour une drôle de raison d’ailleurs selon Freud. Dans son texte de 1927 intitulé Le Fétichisme, le psychanalyste avance en effet l’idée selon laquelle la pièce vestimentaire ou l’accessoire élu fétiche par l’homme symboliserait le phallus introuvable de la mère : « L’élection si fréquente de pièces de lingerie comme fétiche est due à ce qu’est retenu ce dernier moment du déshabillage, pendant lequel on a pu encore penser que la femme est phallique. »

Enfin, outre le fait qu’un point de vue ethnologique démentirait rapidement l’assertion selon laquelle une tenue n’est un fétiche que pour une femme, on peut évoquer le phénomène de « la grande renonciation » pour expliquer cette tache aveugle de l’analyse freudienne qui consiste à ne pas voir que les hommes sont autant fétichistes de leurs propres vêtements que les femmes. C’est un autre psychanalyste, John Carl Flügel, qui thématise ce fait dans son ouvrage Le Rêveur nu. De la parure vestimentaire (1933).

Selon Flügel, à la fin du XVIIIe siècle « se produisit un tournant des plus notables dans l’histoire du vêtement, un de ces événements dont nous pouvons encore constater les conséquences aujourd’hui, un événement, enfin, qui aurait mérité de passer moins inaperçu ; les hommes renoncèrent à leur droit d’employer les diverses formes de parure brillantes, gaies, raffinées, s’en désaisissant entièrement au profit des femmes (…). » Cette « grande renonciation » aurait été une sorte de conséquence du vent révolutionnaire soufflant en Europe, lequel aurait jusque dans l’apparence supprimé toute différence entre des citoyens égaux en droit. La citoyenneté étant alors affaire d’hommes, les femmes ne furent pas soumises au même impératif d’indifférenciation et d’austérité républicaines des atours, et elles purent continuer à se parer de mille franfreluches dans les cercles privés. Compensation munificente ou, pour le dire autrement, ruse masculine pour garder le pouvoir en faisant diversion.
Toujours est-il que la pulsion exhibitionniste, ou du moins narcissique, des hommes ne pouvait, de fait, plus trouver satisfaction dans le « fétichisme des habits ». Quelle frustration ! L’erreur de Freud fut peut-être de transformer un fait observable (les hommes ne sont pas aussi obsédés que les femmes par leur vestiaire) en théorie de droit (car ils le sont tout autant potentiellement, un tournant historique l’ayant simplement occulté)… Aujourd’hui, la « grande renonciation » renonce de moins en moins. Les hommes, cibles particulièrement choyées des stylistes et des marques, peuvent tout autant que les femmes satisfaire symboliquement leur exhibitionnisme dans des tenues vestimentaires dont la créativité n’a rien à envier aux collections feminines…


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