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Hommage-Témoignage pour Ricot Bazin, ami de vieille lice

vendredi 14 août 2015

- Mon cher Ricot, En joignant ma voix au concert de louanges unanimes qui monte en crescendo vers toi depuis les premières heures de mercredi dernier, je sais bien que j’encours, de ta part, le risque d’une réprobation/admonestation (du genre : A monchè ou pa ta fè m sa !). Et pourquoi ?

Parce que moi, ton ami de vieille lice, j’aurai fait accroc à deux principes cardinaux qui balisèrent toute ta vie publique : réserve et modestie. Eh bien, cette fois, au nom de la congrégation multitudinaire accourue et assemblée ce matin autour de ta mémoire, je sollicite formellement ton consentement amical. Toutefois, rassure-toi, avec la double promesse de ne pas trop m’appesantir et de dire vrai. Pendant un bref moment, j’ai pensé puiser quelque inspiration dans l’opuscule retentissant de Sénèque : « De brevitate vitae » (« Sur la brièveté de la vie »). Mais c’était pour bien vite me rendre compte que la plupart de ses observations et préceptes, notamment sur le gaspillage du temps, l’oisiveté, la vie de débauches, etc., étaient étrangers à une vie aussi bien et précieusement remplie que la tienne. Par contre, à travers la diversité et l’excellence de tes multiples occupations, tu auras pleinement validé sa thèse principale, à savoir que la vie n’est brève que si l’on ne sait pas utiliser le temps de la vie. Souffre que j’ajoute, haut et fort, comme emblématiques de cette vie vécue par toi : la verticalité principielle, le don de soi, la tolérance de la dissidence, l’amitié généreuse et solidaire, l’intégrité professionnelle, intellectuelle et personnelle, et j’en passe. Selon nos souvenirs embrumés par le passage du temps, nous aurions lié connaissance et amitié pour la première fois au Limbé, au cours d’une des ces flâneries d’adolescents en vacances scolaires et à l’affût d’aventures insolites. Or, cette rencontre faillit tourner court à cause d’une belle de la région qui nous aurait soudainement mis en émoi et en rivalité chevaleresque. Ce matin, je ne saurais, à vrai dire, jurer de la fidélité de ce souvenir… Bien des lustres plus tard, entre fin 80 et début 90, nous reprîmes contact à New York, alors que tu achevais ta trajectoire de fonctionnaire international au PNUD et que, moi, je poursuivais ma carrière de professeur titulaire de science politique à Montréal. Je découvris alors en toi un professionnel riche d’une expérience large et diversifiée en développement international, aux convictions libérales arrêtées mais non dogmatiques, d’évidence respecté voire vénéré par ses pairs, exhibant un classicisme vestimentaire à faire rêver et doué d’une élégance enviable dans le maniement de la langue de Voltaire, certes parfois entrecoupé d’incises déstabilisantes mais toujours au rendez-vous de la logique argumentaire. Or, voilà que toi, échantillon haïtien d’expatrié de haute voltige, tu te sentais à l’étroit dans Manhattan, car, comme plusieurs d’entre nous, tu étais inlassablement habité par l’idée ou le virus du retour au pays natal. Tu en guériras au cours de l’année 1991 en venant t’installer au 25, rue O, à Turgeau, ta résidence civique depuis lors. De 1992- 1993 à nos jours, notre compagnonnage intellectuel, para politique, social et, oui, mondain aura été, alimenté et conforté par nos retrouvailles et expériences du vécu au pays d’origine. Il sera peu à peu perçu et mythifié par notre entourage immédiat comme un tandem de « cavaliers-polka » - couleur locale oblige… Car, en effet, il faut bien le dire, nous partageons des atomes crochus dans un éventail appréciable d’activités publiques et privées : université (Quisqueya et UNDH au Cap-Haïtien), exploration culinaire, spectacles artistiques (musique, chant, danse, théâtre, etc.), le farniente sur la côte des Arcadins, etc. Ricot, l’universitaire impénitent, dispensait sans compter son savoir, son savoir-faire et ses connaissances. Il y a à peine deux semaines, il permettait à deux étudiants en rédaction de mémoire d’avoir accès à son espace de repos, au grand émoi du personnel et d’une collègue économiste, alors en visite annoncée. A l’époque de mon décanat à l’UNDH au Cap-Haïtien, il venait régulièrement prodiguer à des étudiants finissants des cours-séminaires sur le commerce international et le secteur privé haïtien – ses deux champs de prédilection, et refusait catégoriquement toute rémunération, même symbolique. Des fois, quand l’invitation tardait à venir, il m’admonestait au téléphone : « a pa ou pankò rele m ! »… Ricot, l’écumeur de spectacles culturels ou artistiques et de restaurants de quartier, n’avait pas son pareil pour m’assommer d’arguments favorables. Pour rien au monde, il n’aurait raté « Cœur de femmes » au Karibe ou tel festival de musique locale ou de jazz au Parc historique de la canne à sucre. Quant aux prestations de l’orchestre Tropicana, je ne sais plus combien de fois il a réussi à m’y entraîner, même un 24 décembre ! Dans Pétion-Ville, sa table était réservée à La Coquille ou au Petit Creux, de préférence éloignée de tout ventilateur de plafond, sinon, en moins d’une seconde, ses narines s’obstruaient et contrariaient ostensiblement le plaisir de dégustation qu’il affectionnait dans ces lieux où il était un familier. Chéri du patron ou de la patronne ainsi que du personnel –serveurs et serveuses. Justement le jour de ton départ, je me fis fort de ne pas oublier les bons vœux qu’un groupe de serveurs du Petit Creux m’avait confiés la veille. Au moment de te les transmettre, je constatai que l’aphasie de la fin commençait à s’emparer de toi : un léger tremblement de tes lèvres ainsi que l’agitation insolite de tes bras me permirent de comprendre que tu avais compris. L’instant d’un bref moment, je te pris le bras gauche pour t’apaiser et prendre congé. Mon cher Ricot, Maintenant que nous n’apercevrons plus ta silhouette à la démarche un tantinet chaloupée, surmontée de ta casquette vissée à l’avant de ton front, ainsi que tes longs bras balançant allègrement comme pour te maintenir en équilibre de marche, je suis certain, nous sommes certains, que ta place est déjà réservée au Panthéon de notre mémoire collective. Nous te disons alors : va, continue ta route paisiblement, comme tu sais le faire. Et puis, oui, tu vas nous manquer douloureusement et pour longtemps. Nous te demandons seulement : veille sur ta fille Alice, ton petit-fils Paul et ton beau-fils ; veille sur tes trois sœurs – Sœur Colette, Gladys et Évelyne, et sur tes beaux-frères ; veille sur Tante So qui ne te verra plus arriver le samedi, chargé de ses provisions de revues et de journaux de France ; veille sur ta belle-sœur Marie-Yolaine que tu as su entourer d’une présence fraternelle toujours attentionnée ; veille sur tes nombreux nièces et neveux, en particulier sur Stan, au dévouement filial inépuisable à l’endroit de son « tonton Ricot », veille sur tes cousins et cousines qui t’ont affectionné et vénéré comme un frère aîné ; veille sur Vilsaint, ton chauffeur émérite, homme de droiture et de confiance ; veille sur nous, amis et collègues, durablement ébranlés par ta disparition bien réelle. Veille enfin sur Haïti que tu as aimé comme un être de chair, aujourd’hui privé à tout jamais de ta disponibilité patriotique vivifiante. Que tes lumières continuent de briller pour longtemps sous nos cieux et parmi nous ! Et comme tu aimes souvent me dire : Kenbe la ! Cary. Pétion-Ville, le 11 août 2015. -

Cary Hector


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