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"Nous avons sous-estimé Assad et ses alliés"

mercredi 27 janvier 2016

INTERVIEW - Philip Gordon, conseiller du président Obama pour le Moyen-Orient entre 2013 et 2015, chercheur au Council on Foreign relations, revient sur le conflit syrien et sa gestion par les Etats-Unis. Les négociations entre le régime de Damas et l’opposition syrienne, qui devaient démarrer lundi à Genève, pourraient être retardées de quelques jours.

Les négociations entre le régime de Damas et l’opposition syrienne qui devaient démarrer lundi à Genève pourraient être repoussées de quelques jours par le médiateur des Nations Unies, Steffan de Mistura, mais un premier rendez-vous pourrait avoir lieu d’ici la fin de la semaine. Il s’agit, après cinq ans de guerre qui a fait plus de 260.000 morts, de discuter des modalités d’une phase de transition politique pour mettre fin aux violences.

La Russie conteste la composition de la délégation de l’opposition syrienne qui comprendrait, selon elle, des "terroristes" tandis que la France réclame "des conditions sur le terrain pour créer un climat propice à une négociation crédible", autrement dit la fin des bombardements du régime et de l’aviation russe sur les forces de l’opposition. C’est dans ce contexte que l’ancien conseiller du président Obama pour le Moyen-Orient s’exprime pour la première fois dans un média français depuis son départ du Conseil national de sécurité en septembre dernier, sur le bilan de la politique syrienne de l’administration américaine.

Philip Gordon, conseiller du président Obama pour le Moyen-Orient entre 2013 et 2015, chercheur au Council of Foreign relations. Crédits : Sipa.

Les négociations entre le gouvernement de Bachar el-Assad et l’opposition syrienne ont-elles une chance de se tenir et surtout d’aboutir ?
Il est probable que les deux camps trouveront les moyens de se réunir parce que personne ne veut être jugé responsable d’un échec. Mais les divisions sur le fond sont énormes et je suis très sceptique quant aux résultats possibles d’une telle négociation. La Russie et l’Iran, parrains de la Syrie, refusent en effet que l’on discute d’une élimination politique de Bachar-el Assad alors que l’Arabie Saoudite, la Turquie ou le Qatar, qui soutiennent l’opposition, refusent tout compromis qui ne garantirait pas le départ d’Assad du pouvoir. Ce sera donc très difficile d’aboutir,
voire impossible.

« Je suis très sceptique quant aux résultats possibles d’une négociation entre Assad et l’opposition syrienne »

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La délégation de l’opposition n’inclut pas le PYD, qui représente les forces Kurdes. Est-ce une erreur selon vous ?
Ce n’est pas normal que les Kurdes soient absents de cette négociation. C’est l’une des forces les plus présentes et les plus puissantes sur le terrain. Certes, elles combattent davantage Daech que le régime syrien mais si le sujet de la négociation c’est l’avenir de la Syrie, on ne peut pas les exclure. Je comprends que les Turcs soient contre cette participation mais il n’y aura pas de négociation efficace sans les Kurdes.

"Nous avons sous-estimé la ténacité du régime et du soutien que pouvaient lui apporter la Russie et l’Iran."

Pourquoi les Etats-Unis n’ont pas suffisamment soutenu militairement l’opposition tant qu’il était encore temps, avant la prise de Raqqa par Daech en Syrie ?
Il y a eu, je l’avoue, un déséquilibre du côté américain entre les objectifs et les moyens. Nous avons sous-estimé la ténacité du régime et du soutien que pouvaient lui apporter la Russie et l’Iran. A l’époque, nous ne recherchions pas de compromis mais la fin du régime de Bachar. Or, à chaque fois que les Occidentaux et leurs alliés arabes sunnites ont intensifié leur soutien militaire et financier à l’opposition syrienne, la réponse de Damas n’était pas dans la capitulation mais dans la contre-offensive.

Pourtant, si la Russie est intervenue en septembre dernier, c’est bien parce que le régime était sur le point de s’effondrer ?
Oui, le pouvoir d’Assad était à bout de souffle. Et comme à chaque fois qu’il est en difficulté depuis le début, ses alliés viennent à son aide. Ce fut le cas, côté iranien avec l’arrivée du Hezbollah puis plus tard de forces militaires iraniennes sur le terrain et du côté russe par des livraisons d’armes de plus en plus massives et enfin par l’intervention de l’aviation russe. Il n’y avait, de mon point de vue, aucune raison de croire que si l’on avait accéléré notre aide à l’opposition cela aurait changé la donne.

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« C’est la continuation de la guerre qui crée les réfugiés, pas Assad. C’est pourquoi il faut trouver d’abord les conditions d’un cessez-le-feu qui fige la situation. »

Diriez-vous, avec le recul, que le refus de Barack Obama de bombarder les forces du régime syrien après qu’elles aient franchi la "ligne rouge" de l’utilisation de l’arme chimique a été une erreur ?
Oui, mais pas pour les raisons auxquelles vous pensez. Ce fut une erreur parce que la crédibilité des Etats-Unis en a souffert et que cela a semé le doute chez nos alliés. Mais je ne pense pas des frappes ciblées par les Etats-Unis et la France en août 2013 auraient pu provoquer la transition que nous souhaitions. Barack Obama voulait, avant d’intervenir, avoir le soutien du Congrès car il craignait davantage que notre crédibilité soit endommagée par une absence de résultats sur le terrain après avoir frappé le régime de Damas. Il a cherché à obtenir cette légitimité, mais il ne l’a pas eue.

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N’était-ce pas plutôt parce qu’il voulait préserver la possibilité d’un deal historique avec l’Iran sur son programme nucléaire ?
Non, nous n’avons jamais envisagé les choses de cette façon. L’explication la plus simple est souvent la bonne : Barack Obama n’a pas été mis en garde de la possibilité d’un échec avec l’Iran en cas de frappes sur Damas mais contre un engrenage qu’il n’aurait pas pu justifier devant le Congrès.

"J’étais conscient que notre stratégie ne fonctionnait pas et qu’il fallait en changer"

Vous-mêmes, au Conseil national de sécurité, vous avez préconisé de soutenir davantage l’opposition et de frapper la Syrie pour la violation de la "ligne rouge"…
Oui, je soutenais une approche qui permettait de mettre davantage la pression sur le régime et de punir l’utilisation des armes chimiques. Mais j’étais conscient que notre stratégie ne fonctionnait pas et qu’il fallait en changer. Parce que les conséquences stratégiques et humanitaires étaient tellement graves qu’il fallait trouver une alternative qui vise à une désescalade du conflit. C’est-à-dire qui reporte à plus tard la question du maintien au pouvoir d’Assad car elle divisait tous les protagonistes.

L’opposition syrienne estime pour sa part que pas un réfugié ne reviendra en Syrie tant qu’Assad sera au pouvoir…
Je ne le crois pas. C’est la continuation de la guerre qui crée les réfugiés, pas Assad. C’est pourquoi il faut trouver d’abord les conditions d’un cessez-le-feu qui fige la situation. Le drame, c’est qu’on n’a jamais pu proposer une solution, même provisoire, qui comprendrait un cessez-le-feu, la fin des offensives du régime, le retour des réfugiés, la reprise de l’aide humanitaire et les échanges de prisonniers. C’est pourtant le seul cadre qui permettrait d’envisager un combat commun contre Daech. Or, si la guerre continue, l’opposition maintiendra son combat contre le régime d’Assad plutôt que contre Daech.

« Soutenir l’opposition pour aboutir à un changement de régime remplacé par une opposition modérée ? Cet objectif est admirable mais il n’est pas réaliste. »

En fait, vous êtes bien plus proche d’une solution telle que la préconise l’ONU que de votre allié français ?
Oui, car je ne suis pas sûr qu’un maintien du soutien à l’opposition par l’Occident et ses alliés sunnites puissent aboutir à un changement de régime qui serait remplacé par une opposition modérée au service d’une Syrie unie. Cet objectif est admirable mais il n’est pas réaliste. S’il se réalisait, il pousserait des millions de syriens favorables au régime à quitter le pays par peur d’être soumise à une opposition extrémiste et divisée, porteuse en elle de nouveaux germes de guerre civile.

C’est ce bilan-là que laissera le Président Obama dans un an ?
Evidemment que ce bilan est catastrophique et que personne ne peut se satisfaire de cette politique qui a été menée par les Etats-Unis, les Européens et leurs alliés arabes sunnites. C’est la tragédie la plus grave depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Mais cela ne veut pas dire qu’il y avait une alternative plus facile


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