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Jocelerme Privert

le miraculé Des idées pour le développement

mardi 23 février 2016

Le parcours de Jocelerme Privert illustre parfaitement bien ce à quoi les politiques publiques devraient servir : garantir à tous les enfants des milieux défavorisés la chance de rêver de devenir président de la République ou de pouvoir servir leur pays en accédant aux plus hautes fonctions. Comme ceux des milieux aisés. Des sections communales les plus reculées du pays à la plus haute bourgeoisie. M. Privert n’avait pas caché au Nouvelliste (1) le fait d’avoir grandi dans une famille très modeste où les conditions de vie étaient très précaires. Il a pu survivre grâce à la culture des champs que pratiquait sa grand-mère et au petit commerce de sa maman. Il porte le nom de sa mère. L’article ne fait pas de référence à son père. On ne se sait pas si c’était le cas de ce dernier, mais des pères qui n’assument pas la responsabilité de leurs enfants sont légion en Haïti. Le risque de déperdition de l’enfant s’avère dès lors très élevé. Fort heureusement, Dieu (d’autres diront la nature) récompense, très souvent au centuple, les efforts des mères qui élèvent seules leurs enfants, avec le concours des grands-parents, particulièrement les grands-mères. Ces enfants font très souvent preuve de talents extraordinaires et réalisent des prouesses. Mais dans un État moderne, on ne laisse pas le soin au ciel ou au simple hasard de décider du sort des enfants qui sont l’avenir des nations. La loi force les pères insensibles à assumer leurs responsabilités. Et les autorités compétentes appliquent ces lois avec l’extrême rigueur. Qu’en est-il en Haïti ? Une loi sur la paternité responsable a été votée par le Parlement. Mais les autorités font-ils le maximum d’effort pour l’appliquer et encadrer ces enfants ? Quelles sont les politiques publiques prévues à cet effet ? Après son certificat d’études primaires en 1969, les parents du jeune Jocelerme ne pouvaient pas lui garantir les moyens de poursuivre ses études secondaires alors qu’il n’existait pas encore d’écoles secondaires à Petit-Trou de Nippes, sa ville natale. À cette époque, il fallait se rendre dans des villes comme Anse-à-Veau, Miragoâne, les Cayes ou Port-au-Prince pour réaliser des études secondaires. Cela relevait du grand luxe pour les parents de conditions économiques modestes, particulièrement pour les mères qui élevaient seules leurs enfants. Celui qui fait office de président provisoire aujourd’hui a échappé de justesse à un destin fatal. Il l’a avoué au journal : « Moi, ce n’est que miraculeusement que j’ai été accueilli à Port-au-Prince par un bon samaritain. » Cet aspect de la biographie de l’actuel chef de l’État soulève des questions cruciales de développement économique. Que serait-il devenu s’il n’avait pas été accueilli à Port-au-Prince par ce bon samaritain ? Combien d’enfants démunis n’ont-ils pas eu cette chance ? Que sont-ils devenus ? Ces questions rappellent l’urgente nécessité pour l’État haïtien de construire des écoles publiques de qualité, préscolaires, primaires et secondaires dans toutes les sections communales du pays. Là où des génies passent leur vie entière sans pouvoir écrire leur nom, ni lire les lettres de l’alphabet. De la même façon qu’Haïti dispose de ressources minières inexploitées, elle gâche tristement la vie de certains petits génies dans les campagnes. Comme du diamant brut enfoui sous la boue. Les petites filles étaient davantage victimes. Puisque, là où il fallait choisir, faute de moyens, certains parents envoyaient seulement les petits garçons à l’école. Rendu à la capitale, le jeune Jocelerme a eu heureusement la chance d’intégrer le lycée Alexandre Pétion (après un court séjour dans une école privée), l’un des meilleurs établissements secondaires publics de l’époque. À ce moment, le lycéen n’avait rien à envier aux grandes écoles privées et congréganistes. On y formait des têtes bien faites mais surtout des gens avec une vraie conscience nationale. Aujourd’hui, la qualité de l’enseignement dans les lycées laisse à désirer, en dépit du fait que beaucoup d’anciens lycéens sont devenus présidents, Premier ministres et ministres. Les résultats du baccalauréat de première partie en 2014 font état de graves disparités entre les grandes écoles privées congréganistes et publiques. On comptait seulement 15 établissements scolaires totalisant 458 élèves qui réalisaient 100 % de réussite au bac I dans le département de l’Ouest. La grande majorité, soit 1 211 écoles, obtenait moins de 50 % de réussite. Seulement 155 écoles sur 1 366, soit 11.35 %, avait réalisé plus de 50 % de réussite au bac I et 6 807 élèves sur 103 522 participants de la rhéto du département de l’Ouest, soit 6.6 %, avaient eu plus de 50 % de chance de réussir leur bac I en 2014. Sur la liste des établissements scolaires ayant participé à cet examen, 54 (4 %) dont 2 lycées, avaient réalisé un taux d’échec de 100 %. Personne ne réussissait. Et on dénombrait 1 159 sur 1 366 (84.8%) à obtenir moins de 4 élèves réussis sur 10. En clair, les petits Jocelerme Privert d’aujourd’hui ont moins de chance de s’en sortir. Avec l’effritement des valeurs morales et de la conscience de classe, les bons samaritains se font de plus en plus rares. La vie devient de plus en plus chère également. La simple bonne volonté d’aider ne suffit plus. L’État doit donc s’assurer de la disponibilité d’un lycée dans tous les coins du pays. Le président provisoire a rappelé au journal qu’il « avait l’habitude de se nourrir uniquement de sa salive pour obtenir le pain de l’éducation ». En termes de politiques publiques, cette déclaration invite à doter les écoles publiques d’une cantine scolaire pour garantir aux enfants des conditions minimales d’apprentissage. L’éducation publique de qualité comme politique de mobilité sociale Après son baccalauréat en 1976, le président provisoire a intégré le département des sciences sociales de l’École normale supérieure et l’Institut national d’administration, de gestion et des hautes études internationales (INAGHEI) pour des études en administration publique. À ce niveau également, le pays a régressé. Aujourd’hui, même les professeurs de l’Université d’État d’Haïti (UEH) sont obligés de faire la grève et des sit-in pour exiger de meilleures conditions de travail. C’est pire pour les étudiants qui gagnent souvent la rue pour des protestations souvent à la limite de l’acceptable. Ce n’est donc pas une surprise que le diplôme de l’UEH ne soit plus reconnu à l’étranger comme c’était le cas dans les années 60. Les enfants des familles démunis ne peuvent plus aspirer à une éducation supérieure de qualité comme c’était le cas en 1976. Afin de contourner ce problème, les parents les plus fortunés envoient leurs enfants étudier à l’étranger. La classe dirigeante a donc une voie toute tracée : kindergarten huppé, école privée primaire et secondaire performante (majoritairement congréganiste ou adaptant le curriculum d’un système étranger), université étrangère. De l’autre côté, l’on retrouve la grande masse des enfants défavorisés abonnés aux écoles « borlette » et aux écoles publiques dépourvues de moyens de fonctionnement. De cette classe sortiront quelques rares miraculés qui ne feront pas assez d’effort pour sortir leurs paires de la trappe de pauvreté. Une dangereuse stratification sociale se profile alors ; et on assiste aujourd’hui à une amplification de la fracture sociale. Ce que dénonçaient les sociologues français Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans Les Héritiers (1964) et dont le seul vrai remède, valable pour la France des années 1960 comme l’Haïti de ce nouveau millénaire, est une véritable démocratisation de l’éducation de qualité. Il n’existe pas de meilleures solutions pour combattre les inégalités de richesse, pour promouvoir la mobilité sociale, pour lutter contre l’exclusion sociale et, à long terme, promouvoir le développement économique. Le président Privert est tout un symbole en ce sens. Le président provisoire a intégré l’administration publique en participant avec succès au concours de recrutement organisé par le ministère de l’Économie et des Finances en 1978 à travers l’École nationale d’administration financière (ENAF). Ce concours lui a ouvert les portes de la présidence 38 ans plus tard, après avoir gravi patiemment et savamment tous les échelons de la fonction publique. Certains lui reprochent quand même un certain écart à l’éthique lié à sa façon d’accéder à la présidence, ayant été lui-même signataire et principal bénéficiaire de l’accord qui a conduit au départ de l’ex-président Martelly. D’autres conservent un mauvais souvenir de son passage à la tête du ministère de l’Intérieur et des Collectivités territoriales au dernier cabinet ministériel du régime de l’ex-président Jean-Bertrand Aristide. Un poste qui lui a valu des démêlés avec la justice. Ces aspects ne sont pas considérés dans le présent article. Aujourd’hui, le concours comme méthode de recrutement dans l’administration publique tend à disparaître. Tout passe par le politique. Le jeune diplômé doit avoir une référence politique : un député, un sénateur, un chef de parti, une grande personnalité, etc. Même pour devenir membre d’un bureau de vote. Résultat : les plus compétents peuvent se retrouver au chômage pendant que des non-diplômés incompétents imposent leur loi. Quelles sont les chances des enfants des sections communales d’obtenir la recommandation de leur député ? Elles sont quasi négligeables. Et en ce sens, la pratique du parrainage ne fait que perpétuer les inégalités de chance et de richesse. Malheureusement, on ne pourra pas compter sur le mandat du président Privert pour poser ces problèmes institutionnels. Ses jours sont comptés : 90 à 120, dit-on. Bien que ce calendrier soulève un doute raisonnable, puisque, en si peu de temps, on ne pourra pas évaluer les élections avortées et en réaliser de nouvelles qui soient crédibles, honnêtes et démocratiques pour empêcher au pays de s’enliser dans des crises à perpétuité. Il y va quand même de la crédibilité des signataires qui, semble-t-il, ne visaient qu’à poursuivre le processus avorté sans se soucier de son évaluation. Le prochain président élu abordera-t-il ces problèmes fondamentaux pour pouvoir sauver des eaux troubles des milliers d’enfants défavorisés, absorbés par le poids de la pauvreté ? Le développement d’Haïti passera nécessairement par ces mesures. Et des Jocelerme Privert à la magistrature suprême n’y apporteront aucune pierre s’ils font figure de simples miraculés sans mettre en œuvre des politiques publiques cohérentes, susceptibles de sortir la grande majorité des enfants démunis de la trappe de la pauvreté. (1) :
http://lenouvelliste.com/lenouvelliste/article/155495/Qui-est-Jocelerme-Privert-nouveau-president-provisoire-dHaiti


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