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Elections : « Nous attendons les décisions du CEP », dit l’ambassadeur américain Peter F. Mulrean

mardi 5 avril 2016

Pour faire le point sur l’actualité, Le Nouvelliste a rencontré lundi l’ambassadeur américain accrédité en Haïti, M.Peter F. Mulrean. Nous publions ci-après l’intégralité de l’entretien.

Le Nouvelliste : En 2016, Haïti a un nouveau président, même si c’est un président provisoire. On vous a vu au Palais national dans les cérémonies officielles. Monsieur l’ambassadeur ; comment les Etats-Unis accueillent cette nouvelle administration ?

Peter F. Mulrean : Les choses ont bougé en début d’année. Le gouvernement provisoire se met en place et se met en marche. Le président provisoire a clairement déclaré dès le début, et il l’a répété à plusieurs reprises, que son mandat était défini par l’accord du 5 février – accord que nous avons soutenu et que nous soutenons encore – qui prévoit les grandes lignes de comment arriver à la mise en place d’un gouvernement élu. Alors notre appréciation est que les étapes ont été bien définies. Cela a pris un peu plus longtemps que prévu pour arriver à la mise en place du gouvernement provisoire. Mais on voit la poursuite de cet accord avec le CEP installé. Il y a d’autres étapes à respecter, dont les élections qui doivent être tenues dans le plus bref délai.

LN : La semaine dernière vous avez dit que les États-Unis tenaient à l’accord, voudraient bien qu’il soit respecté. Mais il y a l’esprit de l’accord et le texte de l’accord. Dans le texte, les élections sont prévues pour le 24 avril de cette année. Nous sommes le 4 avril. Dans vingt jours, croyez-vous qu’il y aura des élections en Haïti ?

PFM : Ce que j’ai dit aussi la semaine dernière est que je ne me suis pas fixé sur une date précise. C’est dommage qu’il y ait eu un peu de retard. Dans l’accord, il y a des étapes à respecter pour la gouvernance, pour les élections, qui restent tout à fait valables. Nous soutenons l’accord. En ce qui concerne les éléments de l’accord, c’est le CEP qui va nous dire à quelle date les élections seront possibles.

LN : Les États-Unis ont dépensé de l’argent, donné leur appui. Ils ont beaucoup fait pour que les élections se tiennent en 2015, ils sont prêts à recommencer, à poursuivre cet effort en 2016…

PFM : Nous attendons de voir ce que seront ces élections. Il y a maintenant le CEP qui se met en place, qui étudie la situation et qui va définir non seulement le calendrier, mais aussi les conditions dans lesquelles les élections auront lieu. Selon les conditions prévues par le CEP, nous continuerons à financer les élections. Nous étions d’ailleurs déjà prêts à soutenir financièrement le deuxième tour de la présidentielle. Mais le retard, ça coûte de l’argent. Il y a des gens de l’ONU, du PNUD en place qui continuent d’être payés. Nous n’avons pas de fonds sans fin. Maintenant c’est à voir ce que propose le CEP et, notamment, j’insiste de nouveau là-dessus, les conditions.

LN : Qu’est-ce que vous entendez par les conditions, Monsieur l’ambassadeur ?

PFM : Il est toujours question d’une éventuelle nouvelle commission de vérification qui va peut-être faire d’autres recommandations. Selon qui on écoute, il y a des possibilités diverses pour les résultats d’une telle évaluation. Et c’est à voir ce que ça sera.

LN : Il n’y a pas encore de commission, mais il y a déjà des voix qui savent…

PFM : Si j’écoute la même radio que vous, il y a déjà des voix qui, depuis des mois, se prononcent sur les résultats d’une éventuelle commission de vérification.

LN : La commission d’évaluation mise sur pied par le président Michel Martelly a fait son travail et remis son rapport. Et Rosny Desroches – qui était l’un des membres de cette commission – l’a rappelé encore pour nous dire que la commission souhaitait avoir plus d’évaluation. Aujourd’hui, on parle de vérification. Dans la compréhension des USA, y a-t-il une différence entre évaluation, vérification, plus d’évaluation ?

PFM : Moi, j’entends, selon chaque mot, plusieurs définitions de ce que cela veut dire. Je me permets de dire que nous soutenons l’accord du 5 février. Et une vérification n’y figure pas. Nous considérons, vu le temps qui presse, les recommandations techniques déjà disponibles de la première commission d’évaluation. Une nouvelle évaluation, ou même vérification, n’est pas nécessaire. Ceci dit, une évaluation me paraît quelque chose de beaucoup plus large et plus politique. Alors que par vérification, j’entends une vérification technique des résultats d’un certain moment. Alors c’est ça la différence que je vois. Et comme je l’ai dit, nous ne considérons ni l’une ni l’autre propice en ce moment.

LN : Bien entendu, vous êtes prêts aussi à attendre que le nouveau CEP décide dans quel sens aller, suivant l’état dans lequel il trouve le processus électoral qu’il a hérité ?

PFM : Ce n’est pas une question d’être prêts à attendre. C’est le CEP qui décide. Nous attendons tous les décisions du CEP.

LN : On a vu comment les élections se sont passées en 2015, on voit déjà les forces en présence en Haïti et la communauté internationale qui n’ont pas la même lecture de la situation en 2016 ; à l’intérieur du gouvernement même il y a plusieurs voix différentes, pour ne pas dire discordantes. Comment un diplomate qui se lève chaque matin et qui doit travailler sur Haïti se retrouve dans ce tableau ?

PFM : Sur la question des opinions différentes, nous écoutons tout le monde. Nous parlons avec tout le monde. J’essaie d’être au courant de toutes les tendances. Quand je l’ai dit, c’est difficile parfois de savoir exactement ce que veulent les Haïtiens, c’est parce qu’ils veulent des choses différentes. C’est ça le danger à mon avis aussi avec la question de la vérification. Parce qu’il y en a qui veulent avoir une analyse plus approfondie pour peut-être avoir un agenda plus large, pour faire des réformes. Il y en a d’autres qui ont un agenda politique spécifique. Ils cherchent à avoir quelque chose justement pour arriver à poursuivre cet agenda politique.
Mais ce qui est important à voir dans les réactions de la communauté internationale envers Haïti c’est que notre politique en Haïti ne concerne pas que Haïti, n’est pas décidée selon ce qui se passe exclusivement en Haïti.
Notre politique, par exemple sur les élections en Haïti, est notre politique sur les élections globalement. Nos réactions quand il y a quelque chose qui arrive ici dans le processus politique sont situées dans notre politique envers la démocratie, les droits de l’homme, etc. Et ça, je pense que c’est très important à souligner. Parce que ce n’est pas nous qui décidons de ce qui se passe ici. Vous l’avez dit, c’est vrai. Nous soutenons, nous dépensons de l’argent, nous fournissons de l’assistance, mais nous soutenons un processus haïtien.
Mais ceci dit, nous avons des standards qui sont globaux que nous appliquons à toutes les situations politiques. Haïti décide de faire quelque chose ou de ne pas faire quelque chose, dans ce cas-là, notre réaction n’est pas exclusivement décidée par les circonstances d’ici. Mais par notre approche globale.

LN : Vous appartenez au Core Group. On dit même souvent que les Etats-Unis pèsent d’un poids certain à l’intérieur du Core Group. Le Core Group a fait une réflexion sur son action en Haïti ces derniers mois ? Il y a une critique, une autocritique, une nouvelle doctrine, une nouvelle façon de voir ou il continue de voir la situation comme il la voyait l’année dernière ?

PFM : Je pense que nous ne voyons pas la situation comme nous l’avions vue l’année dernière. Nous sommes toujours en train de discuter parmi nous sur la situation ici, sur notre propre politique, ce que nous pouvons faire pour aider, pour mieux expliquer notre situation.
Ceci dit, je pense que notre point de vue sur la nécessité d’achever les élections de 2015 n’a pas changé. Nous étions d’accord, parce que ce n’est pas nous qui décidons, pour accompagner les décisions du gouvernement sur le 27 décembre, sur le 22 janvier, parce que ce sont des décisions haïtiennes. Mais nous essayons d’encourager le plus possible l’achèvement de ces élections parce qu’elles ne concernent pas exclusivement la crise politique ici. Nous regardons Haïti dans sa situation totale. Et parfois nous avons l’impression que la classe politique haïtienne vit dans une bulle.
Moi je dirais qu’aussi sérieuse que la crise politique, il y a la crise économique actuelle en Haïti, il y a la chute de la gourde, la sécheresse, le zika, les prix de la nourriture et tout le reste. Je crois que pour l’Haïtien moyen c’est ça la priorité numéro un. Tant qu’il n’y aura pas l’achèvement des élections, la classe politique s’occupera des questions politiques alors qu’ils ont d’autre travail à faire sur ces autres questions.

LN : La coopération entre Haïti et les Etats-Unis existe depuis toujours. Actuellement, elle est au point mort ? Elle avance ? Elle continue ? Comment faire la coopération quand on se retrouve avec un gouvernement provisoire et un Parlement qui, jusqu’à présent, ne s’est pas penché sur la partie législative de son rôle ?

PFM : C’est difficile les situations provisoires. Parce que, comme je le dis souvent, ce que nous cherchons, c’est un partenariat. Un vrai partenaire à plein temps. Comme je viens de le dire, quand on a toute la classe politique qui est distraite par d’autres questions politiques, c’est difficile d’avoir des décisions de base, quotidiennes. Sans parler des grandes questions de réforme qui sont nécessaires.
Je passe cependant beaucoup de temps sur les questions de développement de notre assistance. Notre réponse à la question de sécheresse est très importante. Nous répondons avec presque 25 millions de dollars d’aide technique, de nourriture, de plusieurs actions pour aider Haïti.
J’étais à Washington il y a 15 jours, j’ai rencontré le directeur du Centre de contrôle des maladies (CDC). Lui, il se fait beaucoup de souci pour Haïti. A cause de lui, moi aussi je me fais du souci pour Haïti. Comme vous l’avez dit, le Parlement est installé depuis Janvier. Est-ce que les parlementaires ont fait un débat sur le zika ou sur autre chose ? Je ne pense pas. C’est difficile.
Ceci dit, notre assistance continue. Nous travaillons. J’ai commencé la semaine dernière à rencontrer les nouveaux ministres. Il y a certaines choses qu’on peut faire avec le gouvernement provisoire. Il y a certaines choses qu’on doit faire, parce qu’il faut continuer. Et nous avons beaucoup de partenaires dans la société civile, etc. Ça aussi continue, sans failles.
Nous espérons continuer sur les lignes déjà prescrites. Mais pour décider de l’avenir de notre assistance, pour vraiment fixer les priorités, nous avons besoin d’un gouvernement permanent.

LN : Ce qui signifie que les Etats-Unis misaient beaucoup sur l’achèvement du processus et continuent d’espérer l’achèvement du processus, pour faire cette coopération avec Haïti, pays partenaire ?

PFM : C’est exactement ça. Nous espérons avoir un Parlement et un gouvernement en place avec qui nous pouvons travailler. Mais eux aussi, ils peuvent travailler ensemble pour faire avancer les dossiers. Il y a des projets de loi à adopter. Il y a des questions budgétaires que tous les deux doivent traiter. Nous avons besoin de ce partenariat, de ces partenaires, pour voir comment faire avancer des projets. Nous essayons d’attirer plus d’investissements ici. Ce n’est pas une situation provisoire comme celle-ci qui va attirer des investisseurs.

LN : Vous parlez d’investissement, vous parlez de coopération. Les Etats-Unis ont souvent mis l’accent sur la corruption, sur la transparence, sur les passations de marchés. Haïti a vécu ces dernières années avec le gouvernement de Michel Martelly, et selon le dernier rapport de l’ONG Transparency International, Haïti a encore perdu des points. C’est une bataille perdue pour les Etats-Unis, c’est une bataille perdue pour Haïti, d’avoir un marché plus transparent ?

PFM : Nous ne sommes pas du genre à parler de bataille perdue. Nous sommes toujours prêts à continuer la lutte. Je ne pense pas que c’est une bataille perdue pour Haïti. Mais il faut une volonté politique pour vraiment y faire face. Comme vous l’avez dit, Haïti a perdu quelques points cette année. C’est inquiétant. Mais ce n’est pas une chute libre. Quand même ce problème existe depuis bien trop longtemps. C’est un problème qui concerne le gouvernement, le milieu des affaires. Et c’est quelque chose, si on veut attirer des investisseurs, qu’on doit résoudre.
Parce que les investisseurs veulent voir une atmosphère équitable où ils peuvent être sûrs que leurs investissements seront protégés par la loi, qu’ils jouent sur le même terrain, avec les mêmes règles que les autres. Cela n’est pas spécifiquement une politique envers Haïti, c’est une politique que nous menons globalement.
J’étais à Washington il y a 15 jours, j’avais eu une rencontre de très haut niveau avec une dizaine d’ambassadeurs pour se concerter, pour voir comment nous pouvons appliquer nos propres lois contre les individus qui sont responsables de la corruption. C’est quelque chose qui est très cher dans notre politique. Et nous allons continuer.

LN : Ce qui signifie que les institutions haïtiennes ne pouvant pas le faire, vous croyez que l’autre façon de faire c’est d’utiliser les lois des Etats-Unis contre ces personnes-là, contre les corrompus ?
PFM : Les deux outils existent. Rien ne va changer tant que les institutions haïtiennes ne se mettent pas sérieusement à la tâche. Mais nous avons des outils en place pour, quand il y a des preuves, des indications de fraudes, considérer des actions contre les individus. Cela existe, c’est parfois utilisé dans certains cas. Nous avons eu cette réunion et maintenant nous allons considérer ce qui est possible.

LN : Après la bataille contre la drogue, contre le kidnapping, il se pourrait que les lois américaines soient aussi appliquées contre ceux qui font de la corruption en Haïti ?

PFM : C’est quelque chose qui existe. Ce sont des questions qu’on ne prend pas à la légère. Ce sont des choses sérieuses. Alors il faut bien considérer les circonstances, l’état des preuves, etc. Mais, c’est à considérer.

LN : C’est un message que vous lancez là, Monsieur l’ambassadeur. Il se pourrait qu’il y ait un tournant dans la politique américaine sur ce sujet ?

PFM : C’est un message que nous utilisons les outils (de lutte contre la corruption, NDLR) qui sont disponibles, qui existent déjà. Et nous considérons la situation et on applique les lois comme cela est approprié de le faire.

LN : Le président Obama vient de faire une visite dans les Caraïbes. Il était à côté, à Cuba. Le président Obama a eu une politique sur Haïti ces huit dernières années de son mandat. Les Etats-Unis ont fait beaucoup d’efforts. Le président Préval était chez le président Obama après le tremblement de terre. Le président Martelly a été le voir. Les Etats-Unis se sont engagés. Mais le premier président noir n’a pas visité la première République noire. Est-ce qu’on peut dire que c’est le signe de l’échec de la politique américaine de ces huit dernières années en Haïti ? Ou bien de l’échec d’Haïti dans le destin américain de la politique régionale ?

PFM : Je pense que c’est le résultat de plusieurs circonstances.
Il est vrai que le président Obama est attaché à ce que représente Haïti. Chaque année nous considérons ensemble les possibilités pour le voyage du président. En quatre ans, même en huit ans, il est quand même peu nombreux le nombre de pays qu’il peut visiter. Et c’est décidé longtemps à l’avance. Il y a plusieurs considérations dans tous les aspects, les circonstances du pays, etc. qui sont prises en compte.
Je ne peux pas vous parler d’il y a longtemps. Mais actuellement, nous considérons que la situation en Haïti n’est pas propice pour une visite du président. Il y a trop d’incertitudes.
C’est vrai que symboliquement une visite du premier président noir des Etats-Unis à la première République noire serait très bien. Il reste peu de temps dans le mandat du président Obama. Alors je ne sais pas ce qui sera possible. J’espère un jour pouvoir faire la recommandation à la Maison-Blanche que c’est le moment pour une visite du président en Haïti.

LN : Le Conseil électoral donne une conférence de presse ce mardi. L’ambassadeur américain espère entendre quelles nouvelles, quelles annonces ?

PFM : J’espère entendre que le CEP se met sérieusement au travail.
Je sais que c’est une tâche difficile pour eux. Il y a beaucoup de CEP qui n’ont pas fait les élections avant eux. Mais c’est des signaux qui sont vraiment nécessaires qu’ils prennent leur travail en main, qu’ils prennent leur mandat d’achever ces élections aussi vite que possible. Mais aussi de créer les conditions pour les élections crédibles. Il y a déjà des recommandations de la commission d’évaluation qui sont très bien. Il y a déjà des choses prévues par l’ancien CEP qui n’avaient pas été mises en œuvre. Il y a déjà beaucoup de choses que le CEP pourra faire tout de suite. Non seulement pour organiser de meilleures élections, mais aussi pour signaler au peuple qu’ils sont déterminés à avoir des élections crédibles. Il faut reconnaître que l’échec des mois de décembre et de janvier était surtout un échec de confiance du peuple haïtien dans le processus électoral.

LN : Le 22 janvier, Monsieur l’ambassadeur, M. Opont avait annoncé qu’il n’y aurait pas d’élections le 24. Vous aviez été surpris ?

PFM : Etant donné la situation sur le terrain, les informations que nous avons eues de nos collègues onusiens sur des attaques, la situation dans les rues et tout cela, moi j’ai vu que le président s’est retrouvé devant une décision très difficile.
D’un côté, je pense qu’il avait très envie de continuer avec les élections. Mais de l’autre côté, son devoir de président est de ne pas voir le pays plonger dans le chaos. Il a considéré que c’était le plus important. Et on ne va pas mettre en question un chef d’Etat qui met la situation de son peuple devant autre chose.

LN : Sauf que le 22 janvier, c’était M. Opont qui avait décidé d’arrêter les élections.

PFM : C’était M. Opont qui avait décidé. C’était le président, si j’ai bien compris, qui a eu de grands soucis aussi. Et il avait parlé à M. Opont.

Propos recueillis par Frantz Duval, retranscrits par Jean Daniel Sénat et Juno Jean Baptiste.

AUTEUR

Frantz Duval

duval@lenouvelliste.com


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