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Projection/Film/Arnold Antonin

René Depestre… en toute éternité

jeudi 25 août 2016

À Jacmel, le 19 août 2016, le cinéaste Arnold Antonin, en première nationale, a projeté son dernier film, « René Depestre… On ne rate pas une vie éternelle ». 100 minutes d’un merveilleux voyage dans la vie d’un éminent fils du XXe siècle, habitant de la maison des humanités…

Le soleil est parti mais pas la chaleur moite de cet après-midi d’août 2016. Au fond de la cour intérieure de l’Alliance française de Jacmel, entre d’immenses murs de roches marines, de coquillages, le public, un mélange de jeunes, d’hiérarques, « d’expatriés », se rassemble. Ce petit monde attend, en première nationale, l’inusable Arnold Antonin qui a décidé de projeter son dernier film dans ce creuset intimiste un peu vintage. La vedette est un fils de la ville, un fils du monde, des humanités, un homme à mille vies, fougueux dans ses adhésions comme dans ses ruptures politiques et idéologiques.« René Depestre…On ne rate pas une vie éternelle » brûle les premières de ses 100 minutes dans cet enclos bondé, silencieux. Sur une symphonie, des citations glissent. Celles de Charles Baudelaire et sa conviction que l’homme ne peut vivre sans poésie, de Georges Bataille, persuadé que l’érotisme, du berceau au linceul, s’approprie tout et de Philippe Sollers pour qui « toute écriture, qu’elle le veuille ou non, est politique ». La fange qu’il faut remuer pour trouver une pépite d’or situe cette vie de combat, de lutte de René Depestre, né un 29 août 1926. Entre poésie, érotisme et politique, la trame de la biographie du poète qui écrit débout, comme il dit avoir vécu, est campée, plantée dans un décor de vert, de beauté, de bleu, de mer, de « Mère Caraïbes »...

Son enfance, affectée par le décès de son père en 1936, est bercée par sa mère qui a fait « d’énormes sacrifices » pour lui et ses frères et sœurs. Il fallait faire des études. Le poète précoce, raconte le film, a adoré sans copier d’illustres devanciers, dont le poète cubain Nicolas Guillen, Jacques Roumain, Roussan Camille, rencontrés au lycée Alexandre Pétion. « Etincelles », le premier recueil de poèmes qu’il publie à compte d’auteur à l’âge de 19 ans, a, à l’époque, l’effet d’une « bombe incendiaire »…. « Je ne viendrai pas ce soir tisser au fil de ton regard les heures d’abandon, de tendresse, d’amour…Des camarades de bronze ont convié ma jeunesse à l’assaut de cette citadelle qui s’écroule… Je ne viendrai pas noyer ma tristesse dans le flot tumultueux de tes cheveux d’ébène… Quel sens donner à nos baisers, à nos étreintes à ce soir brûlant de fièvre si notre amour reste indifférent aux appels désespérés de la souffrance humaine ? ». Il est subversif, ce René Depestre, qui confie avoir été depuis son enfance « choqué par les injustices qu’il voyait en Haïti ».

La voie est tracée. Avec « La Ruche », la revue révolutionnaire, René Depestre et d’autres dont Jacques Stephen Alexis, ont porté des coups à l’édifice du régime du président Élie Lescot, « mulâtrophile ». La saisie du numéro de « La Ruche » consacré à André Breton, poète surréaliste français en visite en Haïti, a été un pas vers l’escalade, l’arrestation de René Depestre le 5 janvier 1946. En prison, le poète pond les premiers poèmes du recueil « Gerbe de sang ». Le grain de voix unique de Pierre Brisson donne une seconde vie à ces mots. « Je pense au premier orgasme de ma bien-aimée pour que la prison soit un lieu d’espérance. » Le séjour dans les fers est court. Entre le 7 et le 11 janvier, s’est produit une véritable insurrection populaire appelée « Les cinq glorieuses ».Elle conduit à la chute du président Lescot. Les jeunes révolutionnaires, après l’euphorie, l’illusion d’être un « pouvoir occulte », sont confrontés aux requins, les vieux baroudeurs de la politique qui accaparent le pouvoir. Il y a eu d’abord la junte militaire composée de Lavaud, Levelt et Magloire et Estimé qui prend le pouvoir après les élections, le 16 août 1946.

La France

Les jeunes révolutionnaires sont neutralisés, décrédibilisés. La bourse d’études en médecine offerte à René Depestre est un exutoire et un moyen pour retrouver Jacques Stephen Alexis, Gérald Bloncourt. L’auteur de « Face à la nuit », à la gare de la ville lumière, Paris, est reçu par Aimé Césaire, un de ses mentors qui, comme un artiste, peint avec ces mots René Depestre : « Ce qui me paraît appartenir à Depestre le plus précisément, c’est ce bonheur presque infaillible avec lequel il opère l’intégration de l’évènement le plus actuel, les événements immédiats dans le monde poétique le plus authentique. Cette facilité de brasser l’aventure humaine, cette facilité à la faire ruisseler en images et fuser en chant ». René Depestre, le poète dans l’âme qui traîne un ADN de politique, rompt avec les études de médecine. Les lettres et les sciences au Po correspondent plus au personnage, inscrit au parti communiste français par Aimé Césaire. « On a fréquenté Alexis et moi la crème de l’intelligentsia française », conte Depestre, posture de confidence, écouté par Arnold Antonin, dans sa maison à Lézignan-Corbières, au Sud de la France. Ils s’appellent Éluard, Camus, Sartre, Aragon.

Les activités militantes de René Depestre provoquent son expulsion de la France vers la Tchécoslovaquie communiste. Là, frappé par le décalage entre la connaissance livresque et le réel politique, les travers, l’autoritarisme du régime, il fait encore ses valises avec sa femme après avoir rencontré l’écrivain brésilien Jorge Amado et l’illustre poète chilien Pablo Neruda, auteur en 1950 de « Le Chant général » qui exalte les luttes des peuples d’Amérique latine. Il bourlingue. D’une expulsion à l’autre de pays de l’Europe, René Depestre, en 1953, pose ses valises au Chili, puis rejoint le Brésil. A la formation de dirigeant politique qu’il suit s’ajoute de solides connaissances en commando. La plume n’est plus la seule arme que manie le poète qui, après quelque temps, se fait expulser bien avant que son bateau ne mouille l’ancre à Cuba. Le temps a passé et René Depestre s’étoffe, se fait des amis parmi les plus grands du monde. Le film, richement documenté, le montre en photo, à côté de sommités du communisme international comme Mao Tse Toung dans des sommets internationaux…

Retour au pays natal, glaçant dialogue avec François Duvalier

Le retour au pays est marqué par la polémique dans les colonnes du journal Le Nouvelliste avec son ami Jacques Stephen Alexis. La narratrice Myrtho Casséus évoque « une triste polémique ». « Les deux volent au ras du sol ». Alexis signe « La main dans le sac » et Depestre « Le nègre démasqué ».
Ce retour au bercail comporte aussi le dialogue avec François Duvalier. Le poète souligne avoir pris ses distances avec Duvalier à cause des répressions à son actif. Le dictateur, qui tissait sa toile d’araignée, se la joue en chantages et en menaces. L’assurance que René Depestre finirait mal s’il s’en prenait au régime et au contraire un travail au ministère des Affaires étrangères, section culturelle, aux côtés de Lesly Manigat, dit Duvalier. « Il avait un revolver à côté d’une Bible. Cela me paraissait de très mauvais goût », témoigne l’auteur de « Etincelles » qui avait dû prendre des précautions pour ne pas laisser sa peau.

Le nouvel exutoire, pour sortir de cette chape de plomb qui recouvre Haïti, a été Cuba, après la chute de Batista. René Depestre, accueilli par Che qui avait lu, comme Castro, « Le sens de la révolution », texte publié dans les colonnes du journal Le Nouvelliste. Pendant 20 ans, Depestre a vécu à Cuba et, soutient-il, « participé à fond dans le processus révolutionnaire ». Don Quichotte est la première œuvre publiée à plus de 100 000 exemplaires par l’imprimerie dont il avait la charge. Le divorce d’avec sa première épouse, pour épouser une Cubaine, Lelie Campo, qui lui donne deux fils, est poignante de la part de cet homme qui dit vivre sans entretenir la culpabilité en toute loyauté. « Le visage baigné de larmes, je souris à ton souvenir. Adieu ma petite fille aux nuits vécues sous ton soleil ». L’expérience cubaine s’est terminée sur un différend. Il dit avoir pris position en faveur de Heberto Padillo, un poète cubain accusé de menées contre-révolutionnaires. Pour Depestre, brider la pensée, imposer la pensée unique étaient des signes du totalitarisme naissant à Cuba.

Après Cuba, l’Unesco offre pendant dix ans un pied-à-terre à Depestre. « J’étais en recyclage intellectuel, moral et éthique », confie-t-il à Arnold Antonin. Il produit.« Le Mât de Cocagne », son premier roman à Paris, publié chez Gallimard, sort en 1979. Il livre, l’année suivante, « Alléluia pour une femme-jardin, qui obtient le prix Goncourt de la Nouvelle en 1982. Puis vint le roman-phare « Hadriana dans tous mes rêves » en 1988. Ce roman reçoit entre autres prix, le Renaudot. « Bonjour et adieu la négritude » est perçue comme une forme de rupture. Il assume et s’assume : « J’aurai dû être un électron libre depuis La Ruche jusqu’à maintenant et ne pas avoir à m’inféoder dans des entreprises sur lesquelles je n’avais aucun contrôle », témoigne Depestre, qui, du haut de ses 88 ans au moment de cette confidence, regarde la mort dans les yeux, sans peur. « Ma propre mort est en face de moi », raconte le poète pour qui, cette vie, « sa vie, c’est la vie éternelle ». « On n’a pas le droit de rater une vie éternelle », claque René Depestre, qui est un homme. « Nul n’est encore un homme tant qu’il n’a pas vu une fois au crépuscule sa propre mort à ses côtés pleurer de joie face à la beauté du monde », lâche le chantre de l’érotisme solaire, le père de la « géolibertinage ». Pour lui, parce qu’il faut habiter poétiquement la terre, le sexe est sacré. Il n’est pas dans la comptabilité, comme Casanova mais dans la découverte de la Japonaise, la Suedoise, l’Italienne… de culture. « La porno, c’est mon ennemi personnel. Quand j’entends parler de pornographie, je sors mon revolver », balance le vieux révolutionnaire. Dans la porno, il y a une sorte de dégradation de la femme, estime René Despeste, devenu citoyen français. Il se dit un Français de plus, comme pour dire qu’il est un citoyen du monde…

Des minutes glissent. Des applaudissements retentissent. Pour de nombreux spectateurs, ce film est une découverte. « Merci pour ce voyage », dit une jeune femme. « Je comprends mieux Depestre que l’on m’a appris à haïr parce qu’on le présentait comme le traitre, l’opportuniste », confesse pour sa part un homme dans la cinquantaine. Aucune personnalité de cette envergure n’est étrangère à la controverse, explique Arnold Antonin, qui souligne avoir choisi de réaliser cette première nationale dans la ville de René Depestre. Michelet Divert, directeur départemental de la culture, sensible à ce geste du cinéaste envisage des projections pour des écoliers à la rentrée des classes. Plus qu’ému à l’aube de ses 90 ans, René Depestre est en mode confidence : ce film « est un chant merveilleux et baroque qui rend la vérité de ma vie et de mon œuvre »…

AUTEUR

Roberson Alphonse

robersonalphonse@lenouvelliste.com


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