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Brooklyn College s’offre un institut d’études haïtiennes

vendredi 2 septembre 2016

Un Haïtien aux commandes
L’Institut des études haïtiennes (IEH) voit officiellement le jour à Brooklyn College. Le chercheur haïtien Jean Eddy Saint Paul dirigera l’institut basé à New York. Professeur titulaire au département des études africaines de Brooklyn College, le Dr Saint-Paul explique la pertinence de cette nouvelle structure dont il est aux commandes pour les trois prochaines années.

Le Nouvelliste (L.N) : Pourquoi l’ouverture d’un institut de recherches haïtiennes à Brooklyn College ?

Eddy Saint Paul (E.S.P) : C’est une question assez complexe, pour répondre brièvement. Pour y répondre correctement, l’on doit faire marche arrière et regarder ce qui s’est passé dans les sociétés occidentales au cours de la Guerre Froide. Celle-ci correspond à l’établissement de la Doctrine de la sécurité nationale (DSN) [Make the World Safe for Democracy, selon le vœu des États-Unis d’Amérique], mais aussi représente une séquence historique qui coïncide avec la crise de la modernité et l’avènement de nouveaux courants paradigmatiques. En ce sens, il y a une approche géopolitique qui consiste à situer l’IEH dans un contexte plus global d’institutionnalisation, surtout au niveau de l’académie étatsunienne, des centres de recherches spécialisés sur les pays et/ou groupes subalternes et ethniques.

Mais cette explication géopolitique est en soi insuffisante. Une explication contextuelle plus corsée doit se baser sur les grands changements paradigmatiques produits dans les sciences humaines et sociales, au cours de la grande séquence historique 1950-1970, altérations fondamentales pour comprendre le contexte d’émergence des Black Studies, dont Haïti – d’une certaine manière – constitue l’ancêtre et dont l’HSI est actuellement l’un des bénéficiaires.

Il serait important donc de procéder à une lecture de la microsociologie des années 60-70, dégager par exemple la portée symbolique de Black Is Beautiful et examiner la logique de l’inversion sémantique pour comprendre cette révolution identitaire produite un peu partout dans les communautés diasporiques africaines. Car, tous ces éléments sont importants pour situer les Haitian Studies dans la tradition des Black Studies.

J’inviterai les lecteurs à circonscrire l’IEH comme le résultat des luttes historiques menées par une pluralité d’acteurs dotés d’un solide background intellectuel pour donner la place qu’il faut à Haïti au niveau de l’académie américaine, surtout à Brooklyn, quartier new-yorkais d’une importante diaspora haïtiano-américaine. Sur ce, je reconnais et remercie les efforts d’institutions œuvrant pour donner une voix aux études haïtiennes aux États-Unis d’Amérique. Je cite, par exemple, le travail pionnier de l’université d’Indiana à Bloomington qui, depuis 1964, possède un institut d’enseignement du créole haïtien. Je reconnais et salue l’apport de « The Haitian Studies Association/AEH » autour des années 1989 à Somerville dans l’Etat du Massachusetts par Alix Cantave et autres. L’AEH imprime l’une des plus prestigieuses revues sur les études haïtiennes : The Journal of Haitian Studies (JOHS). Cette revue dirigée par Dr. Claudine Michel était directement liée à l’Etat de New York dont l’IEH fait actuellement partie.

Mais, pour ce qui est spécifiquement de l’implantation de l’IEH à Brooklyn College, elle est l’œuvre de professionnels haitiano-américains travaillant dans l’Etat de New York. La liste est longue. À titre d’exemples, je citerai les noms des Dr. Carolle Charles et François Pierre-Louis, professeurs à CUNY, qui ont participé à la mise en place du comité de planification de la Haitian Studies Institute (HSI). Je souligne le rôle de premier plan joué par le Dr. Frantz-Antoine Leconte qui a rédigé le brouillon du projet de la HSI. J’aimerais reconnaître le dynamisme de l’honorable Rodneyse Bichotte, première femme haïtiano-américaine élue à l’Assemblée de New York. Elle est la grande architecte politique de cette institution de recherche.

L.N : En quoi consiste la mission principale de cet institut ?

E.S.P : La mission spécifique de l’IEH est de contribuer à l’avancement du champ des études haïtiennes par le biais de la diffusion de la connaissance scientifique et la recherche interdisciplinaire. L’Institut se veut un espace privilégié pour réfléchir sur le passé, le présent et le futur de l’histoire, de la politique, de la culture (arts, folklore et religions), du développement et/ou du marasme socio-économique d’Haïti, ainsi que des grands défis que le pays doit relever à l’heure des global issues.

L.N : Vous êtes le premier directeur de cette structure universitaire. Avec quel sentiment vous quittez le Mexique où vous étiez professeur d’université ?

E.S.P : J’ai quitté le Mexique avec un double sentiment de tristesse et de joie. C’est en terre aztèque que j’ai décroché mon diplôme de doctorat. Entre 2007 et 2016, j’ai construit une grande carrière académique au Mexique. C’est un pays dans lequel j’ai été bien intégré. J’ai quitté le Mexique avec la joie d’avoir laissé positivement mon empreinte sur les institutions que je fréquentais. J’ai été honoré et décoré par les autorités universitaires. Je suis aussi content de quitter le Mexique, car l’un de mes grands rêves a toujours été de m’établir aux Etats-Unis pour prêter mes services à une institution universitaire, me permettant de faire à plein-temps de la recherche sur Haïti, qui est le pays qui me passionne le plus du point de vue académique. Par ailleurs, je suis content de quitter le Mexique pour intégrer, sur la base d’un concours international de grand calibre, une prestigieuse institution comme Brooklyn College. Donc, je suis très fier d’être Haïtien, et je serai toujours reconnaissant envers le Mexique, pays qui m’a beaucoup donné ; pays aussi que nos ancêtres ont aidé dans sa lutte pour accéder à l’indépendance.

L.N : Comment cet institut de recherches peut être utile à Haïti et aux universitaires, chercheurs haïtiens, etc. ?

E.S.P : L’IEH, dans sa mission jointe à ma philosophie et à ma vision intellectuelle, sera d’une grande utilité pour les universitaires et les chercheurs haïtiens. À un moment crucial où nous avons besoin de modèles, tant en Haïti que dans les communautés diasporiques haïtiennes, l’IEH se propose de réaliser des évènements académiques et culturels afin de promouvoir de jeunes talents haïtiens ou d’origine haïtienne, de les conscientiser sur la nécessité de valoriser la discipline et le travail rigoureux s’ils veulent se tailler une place au soleil.

J’entreprendrai un ensemble d’activités académiques et culturelles orientées dans le sens de la construction d’une image positive d’Haïti extra-muros. L’Institut hébergera régulièrement des présentations d’ouvrages, des projections de films et documentaires, des colloques, ateliers, séminaires et conférences. En accord avec le programme 2016-2026 que j’ai présenté, l’Institut doit disposer, dans ce laps temporel d’un programme de Professeur Invité (Visiting Scholar), d’une bibliothèque digitale sur Haïti, d’un programme d’été (Summer Program) qui permettront aux étudiants de Brooklyn College et de la CUNY de visiter Haïti et d’apprendre, par le truchement de l’immersion, la culture d’Haïti (du peyi andeyò). En outre, j’écrirai avec d’autres collègues des projets pour supporter les jeunes talents haïtiens (Emerging Scholars), pour mener de la recherche interdisciplinaire et inter-sectionnelle sur des Global Issues comme : santé mentale et traumatisme, migration, exploitation sexuelle et violation des droits humains, entre autres. Il ne faut pas oublier que je me suis spécialisé dans la sociologie historique de la politique haïtienne. l’institut conduira donc aussi des recherches sur les thèmes de mon intérêt académique tels que : politique de la mémoire, éducation à la citoyenneté, ONG, société civile et engagement civique, migration, droits humains et dignité de la personne humaine, pluralisme religieux, tolérance et démocratie.

Tout compte fait, l’IEH sera très utile à Haïti, car cette entité de recherche mènera des études sérieuses sur Haïti, et travaillera dans le sens d’une transformation positive d’Haïti, tant au niveau de l’imaginaire que sous l’angle du vécu quotidien. En tant que directeur-fondateur, je travaillerai de manière que l’Institut puisse rétablir la vérité historique sur Haïti, l’un des pays possédant l’une des histoires les plus passionnantes, mais histoire qui a été, généralement, camouflée, biaisée et bafouée par les courants hégémoniques. Sous l’angle épistémologique, l’institut travaillera dans le sens d’une politique de la mémoire pour qu’on n’oublie pas qu’Haïti – championne de l’universalisation des droits de l’homme – est celle qui a inauguré la "déclosion du monde", à l’ère de la modernité tardive, pour paraphraser Achille Mbembe.

AUTEUR

Claude Gilles

cgilles@lenouvelliste.com


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