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L’Université du vodou

lundi 5 décembre 2016

C’est le premier novembre.
La fête bat son plein à la Faculté des sciences humaines.
La fête des morts organisée par des vivants, célébrée par des vivants, dansée par des vivants !
La grande question : comment peut-on se concentrer sur un travail d’épistémologie dans cette ambiance festive ?
Le positivisme…
Le weberianisme…
Le marxisme…
La modernité,
La postmodernité…
L’idéologie…
Voici les mots qu’on peut lire dans un nuage de fumée qui monte vers le ciel… Attention ! Tu marches sur des vèvès
Chaque vèvè tracé sur le sol à l’entrée de la faculté décrit parfaitement l’histoire des traditions de recherche en sciences sociales.
Un jour, alors que j’étais enfant, quelqu’un a dit à la radio la plus écoutée que le cannabis fumé par les rastas a poussé pour la première fois sur la tombe de Salomon.
Salomon, le papa loa qui incarne la sagesse.
Selon les investigations très poussées du journaliste, Salomon fumait les traditions de la science drogale même après sa mort !
- Partons d’ici, ya une forte odeur de bòz, ordonne le professeur en retroussant les narines.
Tu ne connais pas le bòz ?
T’es pas habitué à l’odeur du bòz ?
Le bòz nous tue ici !
Je me déplace gentiment sans lui dire qu’on m’a offert du bòz au moins deux fois. Une première fois à la prison, et ensuite chez un ami à Mirebalais, le dread qui m’appelait Samba.
On change de place pour aller exactement à la chaire qu’occupait le premier des sociologues. Je fais un petit rappel pour le prof comme si je connaissais l’histoire mieux que lui.
- Vous savez, professeur, Auguste Comte avait une chaire à la Faculté des sciences humaines (FASCH). Il dispensait ses cours à côté de Le Sage. Ce dernier était son assistant.
- Vraiment, je ne suis pas au courant, s’étonne le prof.
- Mais bien sûr, le père de la sociologie avait des cours réguliers à l’Université d’Etat d’Haïti. Il était professeur à temps plein ici.
Après chaque séance, Le Sage lui servait du « pain a manba » et une bouteille de Lèt Agogo. Il adorait ça !
Des fois je prenais plaisir à l’observer pendant qu’il contemplait son repas. Je suis sûr que le professeur faisait la sociologie du boulanger à travers le pain et celle de la vache à travers le lait, avant de les savourer comme des choses.
- Qu’en est-il de Marx ? demande le professeur comme s’il était l’étudiant et que c’était moi le prof aujourd’hui. Comme si la présence de l’étudiant Salomon qui fume du bòz dans la classe ne lui disait rien. Comme si les 1000 femmes et les 700 concubines qui attendent le roi bredjenn pour faire péter chawa dans un ultime bòdègèt sur le terrain de basket n’attirent aucunement son attention. Je fais aussi semblant de ne rien voir pour répondre directement à sa question.

- Marx n’avait qu’une place à la FASCH. Il s’asseyait toujours sur ces escaliers à l’entrée du bâtiment principal. Ces sièges occupés aujourd’hui par la plupart de ses disciples qui s’y réunissent à longueur de journée pour discuter de politique, de sport, de femme et d’argent.
Je suis étonné de voir Marx retourner à la faculté ce premier novembre accompagné de son ami Engels. Ils ont donné une conférence de laquelle j’ai retenu les mots : guédé, piment, poudre, gouyad, vélékété, Ayiti, Ayizan et d’autres termes vodouesques.
J’étais intrigué par le fait que Marx parlait avec la même verve qu’un pasteur qui appelait les païens à la conversion ce matin. Pourtant il n’était qu’un prêtre du vodou.
Le professeur me regardait avec une attention soutenue. Ses yeux ressemblaient à des yeux de poisson frit. On dirait que l’histoire de l’université du vodou lui était complètement étrangère.
Après la conférence du jeune Marx, non du vieux Marx ou du zombie de Marx, l’un des étudiants a crié :
« L’atmosphère est tafiatique !
L’atmosphère est bozique !
L’atmosphère est alcoolique !
Comment peut-on ne pas être heureux ? »
- As-tu une réponse à sa question, interroge le professeur ?
- Quand j’étais petit, on m’envoyait à l’école Saint François des Côteaux (Ka Kristen). Là où enseignait le grand père de Weber. La première chose qu’il m’a apprise à mon premier jour de classe, c’était la définition du bonheur. Je m’en souviens jusqu’à cette présente minute, comme si c’était hier.
- Alors, qu’est ce que le bonheur, selon le grand père de Weber, demanda le professeur curieux ?
- Le bonheur se compose de trois éléments indissociables pour l’homme :
1. Une bouteille de "trempé".
2. Un tambour qui raisonne.
3. Une femme qui danse.
« Voila, disait-il, l’équation du parfait bonheur ! »
Le professeur réfléchit un instant. Il était peut être en train de calculer le nombre de fois qu’il a eu la chance de goûter au bonheur dans sa vie. Puis il tourna son regard vers moi.
- Et que penses-tu de cette équation ?
- Je regarde toujours les gens qui évoluent autour de moi à travers les lunettes des théories apprises à l’école. Tous mes proches sont des cobayes !
Mon grand-père avait une bouteille de trempée.
Ma grand-mère était une femme. Je pense qu’elle l’est encore aujourd’hui. Je doute parce aujourd’hui l’évolution des choses nous permet de changer de sexe et de genre…
Mais elle (supposons que grand-mère ait souhaité rester femme) ne danse pas.
Du moins, je ne la connaissais pas à l’âge où elle esquissait ses pas de danse.
Il lui manque aussi le tambour.
Mon grand-père ne possédait donc qu’un tiers de bonheur.
C’est ce qui explique qu’il se plaignait souvent.
Et c’est ce qui a précipité sa mort.
Au même instant, le professeur devint triste, comme s’il assistait aux funérailles de grand-père. A-t-il envie de pleurer ? Aux funérailles, je me demande souvent si les gens pleurent parce qu’ils pensent à leur propre mort ou parce qu’un être plus ou moins cher est parti ?
As-tu jamais vu un homme heureux ? demanda le professeur d’une voix nasillarde, comme un zombie qui revenait fraîchement du cimetière de Port-au-Prince.
Je réponds avec une voix forte et puissante, pour lui rappeler qu’il parle à un immortel !
- Des trois éléments formant le triangle du bonheur, mon père avait le tambour. Je crois qu’il en avait même deux. C’était un tambourineur postmoderne qui jouait contre tout discours totalisant.
Il avait souvent une bouteille de "trempé". Y avait sur l’étagère une corne de vache ou de taureau, je ne sais pas, dans laquelle il versait la boisson du bonheur qu’il sirotait entre chaque tour de tambour.
Mais ma maman, cette femme moderne qui disait toujours que le glas de l’autorité ecclésiastique a sonné, je ne la voyais pas danser. Cependant, il y avait les arbres, les oiseaux et même Simbi nan dlo qui accompagnaient mon père joyeusement à chaque tour de tambour.
C’est ce qui faisait de lui un homme heureux, voire trop heureux !
Et je me demande aujourd’hui encore si ce n’est pas cette surdose de bonheur qui a précipité sa mort le 3 octobre dernier, alors qu’il jouait dans l’œil du cyclone pour faire danser la météo sur les routes de la Grand’Anse.

AUTEUR

Franklin Louis-Jean franklinlj@gmail.com


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