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« Mort, j’appelle de ta rigueur »

vendredi 10 mars 2017

National -
Dans la ville, en particulier dans les milieux petits-bourgeois, on n’aura jamais autant parlé de la mort. Un anthropologue à l’humour inquiet appelle tous ses amis et leur demande de répondre « présent ». Une façon sans doute de se convaincre que lui-même est toujours en vie, car les morts n’entendent pas de voix. Sur la Toile, des recettes , des consignes, toute une littérature sur la prévention et le traitement des AVC, comme les pages essentielles du bréviaire de la survie. La mort des autres sert à cela, nous rappeler que nous sommes mortels. Mais quels autres ? Ceux que l’on connaît soi-même ou qui sont, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, connus de tous. Il n’est pas prouvé que plus de personnes soient mortes la semaine dernière que les semaines précédentes. Nous passons nos existences à rater tant de morts. Quelques-uns, quelques-unes nous parlent au nom des oubliés, des petits morts sans importance, des anonymes qui eux aussi auraient pu vivre plus longtemps.

Un ancien président, un industriel, un célèbre animateur de radio, un ancien sénateur de la République. La mort a frappé haut. Très haut même. Et la traditionnelle hypocrisie de service quand meurt une « personnalité » ayant occupé une haute fonction est déjà à l’œuvre. Sans vouloir accabler René Préval (mwen nonmen non l, mwen pa detounen l), il y avait du Pétion dans cet homme. Derrière le sourire sympathique et des inquiétudes réelles sur la condition de la population dans tel ou tel domaine, une dure mollesse qui utilisa la cooptation (commissions et autres subterfuges) pour réduire le discours critique. Une longévité au pouvoir qui eut recours au pourrissement comme stratégie de gouvernement, appliquant la maxime de Queuille (« il n’est pas de problème dont une absence de solution ne finisse par venir à bout »). Dans les milieux dits progressistes, les critiques n’ont pas été aussi dures envers lui qu’envers d’autres. Il a bénéficié de sa capacité de sourire, de faire et de ne pas faire en ayant l’air de rien, d’avoir été moins pompeux, moins agressif, moins porté vers l’enrichissement personnel que d’autres. Il a bénéficié aussi de son appartenance à cette Haïti d’autrefois où tous se connaissaient entre petits-bourgeois. Pour un bon nombre d’intellectuels de sa génération qui auraient pu porter le discours critique, Préval était des leurs. Même parcours, mêmes écoles, mêmes universités, mêmes cercles d’amis…

Cette Haïti de la jeunesse petite-bourgeoise des années soixante, les uns se révoltant et orientés à gauche, les autres s’orientant vers une quelconque carrière dans le mépris du reste, est en train de mourir. La mort de Jo Damas, animateur au ton festif, distributeur de bonne humeur avec un zeste de passéisme participe elle aussi de cette fin d’une époque. Ces Saint-Martial, Sainte-Rose, Saint-Louis, Sacré-Cœur et quelques établissements privés de grand prestige ; cette naissance à soi-même durant les années noires de la dictature avec pour option la révolte, le carriérisme et l’insouciance a atteint l’âge où elle compte ses survivants. Et tels « enfants terribles » peuvent se demander « comment ont-ils donc fait pour être déjà vieux ? »

Antoine Lyonel Trouillot

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