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Olivia Gazalé : « Il faut ouvrir les yeux sur la réalité du malaise masculin »

lundi 30 octobre 2017

Dans un entretien au « Monde », l’essayiste considère que la virilité s’est construite par l’exclusion des femmes mais assigne également aux hommes un rôle étouffant, de plus en plus difficile à tenir.

Olivia Gazalé est essayiste et cofondatrice des Mardis de la philo. Elle a enseigné la philosophie à l’Institut d’études politiques de Paris. Elle vient de faire paraître Le Mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes (Robert Laffont, 419 p., 21,50 €).
Comment interprétez-vous la récente vague de mobilisation contre le harcèlement sexuel ?
Cette déferlante de témoignages féminins nous invite à repenser de fond en comble la question des rapports entre les sexes. Comment expliquer la perpétuation – massive – du sexisme, du harcèlement et du viol dans des sociétés qui les condamnent pénalement depuis déjà plusieurs dizaines d’années et qui se disent égalitaristes ? C’est le signe que, malgré des avancées considérables, nos représentations du féminin et du masculin sont encore très largement tributaires d’une construction culturelle de la hiérarchie des sexes venue du fond des âges.
D’un côté, une femme, lointaine descendante de Lilith, de Pandore et d’Eve, par nature tentatrice, coupable du désir qu’elle suscite, vouée au silence et dont le corps est librement appropriable ; de l’autre, un homme dominant, qui lui est, par essence, « supérieur » et qui assimile la toute-puissance politique, guerrière et financière à la toute-puissance sexuelle. En 2017, nous sommes encore prisonniers de ces archétypes nés dans l’Antiquité gréco-romaine.
Est-ce ce qui explique la faible réponse des hommes ?
Les hommes, fort heureusement, ne constituent pas une catégorie homogène. Tous ne sont pas des prédateurs sexuels, loin s’en faut, et la plupart sont indignés. Ces femmes outragées, ce sont leur mère, leur femme, leur sœur, leur fille… Comment rester indifférent ? Mais trop peu d’hommes comprennent que la société, dans son ensemble, souffre autant des stéréotypes sexués féminins que des stéréotypes sexués masculins, en particulier l’injonction à la performance sexuelle (très pesante et très normative), l’obsession de la conquête (du pouvoir, du succès, des femmes…) et la culture de la violence, qui sont au cœur du mythe de la virilité.
La virilité est-elle l’expression d’un patriarcat systémique ?
Historiquement, le sexe « fort » ne serait pas parvenu à imposer sa domination au sexe « faible » s’il n’avait réussi à l’enfermer dans une idéologie, le virilisme, qui allait servir de socle conceptuel à la construction d’un système politique, social et économique dont il était, par nature, exclu : le système « viriarical ». La force de cette idéologie de la supériorité masculine vient du fait qu’elle s’est construite, au fil des siècles, en combinant tous les arguments d’autorité et en manipulant habilement les symboles : la mythologie, la religion, la philosophie, le droit, la biologie et l’art se sont ainsi renforcés les uns les autres pour justifier et organiser l’asservissement d’un sexe par l’autre.
La vocation naturelle de la femme est d’être soumise et de procréer, celle de l’homme de gouverner et de créer. Le monde et toutes ses catégories de pensée, binaires et hiérarchisées (haut/bas, actif/passif, public/privé, extérieur/intérieur…) se sont bâtis en se fondant sur cette essentialisation primordiale des sexes.
Vous expliquez que ce mythe de la supériorité masculine justifie la sujétion des femmes. Pouvez-vous en dire davantage ?
On peut repérer six grands dispositifs par lesquels s’est opérée la minoration de la femme et qui, bien entendu, s’interpénètrent : la confiscation de la parenté, l’appropriation des femmes, la diabolisation du sexe féminin, la justification de la violence par la culpabilité féminine, la légitimation de l’exclusion par l’infériorité féminine et la division sexuelle du travail. Les femmes se sont trouvées prises au piège. Mais les hommes aussi !
Peut-on parler d’un système symbolique qui enferme aussi les hommes ?
Le mythe de la virilité ne postule pas seulement l’infériorité essentielle de la femme, mais aussi l’exclusion de tous les hommes qui ne correspondent pas au canon viril, qui ne possèdent pas les marqueurs de la virilité triomphale et qui peinent souvent à se faire reconnaître comme pleinement « hommes ». Le devoir de virilité est un fardeau et « devenir un homme » un processus contraignant et coûteux, qui s’est, à certaines périodes, apparenté à du dressage, tout en entretenant une homophobie (et une transphobie) extrêmement violente. L’homophobie découle en effet de la gynéphobie : c’est parce que le féminin est discrédité que l’effémination est honnie.
La virilité est-elle en crise ?
Tout dépend de ce que l’on entend par crise. Le discours de la crise de la virilité vient souvent nourrir une rhétorique réactionnaire, qui accuse les conquêtes féministes d’avoir précipité le déclin de la société et émasculé l’homme. Ce thème de l’homme victime des femmes devient de plus en plus irrecevable aujourd’hui. Pour autant, il faut ouvrir les yeux sur la réalité du malaise masculin. Les hommes sont, beaucoup plus souvent que les femmes, sujets aux addictions, au burn-out, au suicide et aux conduites à risques… Autant de symptômes d’un trouble profond.
Mais on fait erreur lorsqu’on en impute la responsabilité aux femmes. La déconstruction du virilisme à laquelle on assiste depuis un siècle est surtout liée à l’effondrement du mythe guerrier, à la précarisation du travailleur et au chômage de masse. L’idéal normatif de la virilité conquérante, victorieuse et dominatrice est de plus en plus difficile à atteindre.
D’où la détresse morale et spirituelle de l’homme contemporain, parfois livré à l’anomie identitaire, sociale et sexuelle absolue, celle dans laquelle se morfondent les personnages des romans de Philippe Roth, de Michel Houellebecq ou encore de David Lodge. Certains hommes estiment même nécessaire de recourir aux conseils d’un « coach en virilité » : c’est dire à quel point elle est devenue problématique.
Sur quelles bases peut-on s’appuyer pour construire une virilité plus respectueuse des femmes ?
En se souvenant de cette phrase du philosophe Charles Fourier : « Partout où l’homme a dégradé la femme, il s’est dégradé lui-même. » Pour que les hommes changent le regard qu’ils portent sur les femmes, il faut d’abord qu’ils changent le regard qu’ils portent sur eux-mêmes. Tant que les hommes ne s’émanciperont pas des assignations normatives qui les amputent d’une grande partie de leur vérité psychique, ils s’interdiront des relations équilibrées avec l’autre sexe, et les femmes continueront à subir discriminations et violences.
La tentation du masculinisme se diffuse dans certains esprits, tandis que d’autres essaient de développer une image plus ouverte de l’homme. Faut-il croire à une guerre des virilités ?
Je n’emploierais pas le mot de « guerre », mais nous sommes parvenus à un tournant historique. Si l’on veut éviter une régression misogyne et patriarcale, il faut que les hommes s’emparent, comme l’ont fait les femmes depuis plus d’un siècle, de la question du sexisme, qui produit des effets discriminants pour les deux sexes.
La réinvention actuelle des masculinités, plurielles et libérées, que j’appellerais « masculisme » (par opposition au masculinisme) n’est pas seulement souhaitable pour les hommes : elle est l’avenir du féminisme. Masculisme et féminisme doivent à présent avancer main dans la main et lutter contre les clichés essentialistes mortifères pour les deux sexes.


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