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L’avortement en Haïti, un voyage au bout du deuil

dimanche 17 décembre 2017

National -

Il est 9h du matin. Dans le silence trompeur de la rue Panaméricaine (Pétion-Ville), se glisse un cri de tristesse trop faible pour attirer les gens absorbés par leurs activités et soucis personnels.

Ce cri, pourtant, interpelle ! Il invite à rebrousser chemin. Il invite à venir voir de plus près. C’est Nadia*... Elle vient de mourir. Elle étudiait l’administration à l’Université de Port-au-Prince. « Nadia était enceinte de trois mois. Son fiancé vit aux États-Unis. Elle sortait, cependant, avec un copain, à l’insu de tout le monde. Lorsqu’elle m’a dit qu’elle était enceinte, je lui ai conseillé d’avorter. Maintenant, elle est morte. Par ma faute. Je vais devoir vivre avec ça sur la conscience. » Sa mère, qui tenait ces propos, n’arrivait pas à étouffer ses sanglots. D’un geste tendre et désespéré, elle vient de fermer définitivement les yeux de la jeune femme allongée, immobile, sur son lit. Sur la table de nuit, un mystérieux petit sachet de comprimés. Le drap, par endroits, est imbibé de sang.
Âgée de 26 ans, Nadia craignait de perdre son fiancé, dont dépendaient financièrement elle-même et sa famille. Il n’était donc pas question pour elle de garder le bébé d’un autre homme. Elle a tenté un avortement clandestin, et a payé le prix ultime. L’interruption volontaire de grossesse (IVG) est illégale en Haïti ; l’article 262 du Code pénal en fait un crime. Un crime double par surcroît, dont se rendent coupables et la personne demandeuse et le prestataire. Malgré les lois le prohibant, la pratique de l’avortement n’en est pas moins courante et les données statistiques font gravement défaut. Nous savons, toutefois, que 98% des avortements dans les pays pauvres se font dans des conditions dangereuses. Ici, le ministère de la Santé publique et de la Population (MSPP) ainsi que nombre d’ONG poursuivent obstinément la promotion de méthodes orthodoxes de planification familiale. Pourtant, les taux de grossesses non désirées demeurent catastrophiques à cause de la population, en majorité illettrée, qui comprend souvent assez mal les méthodes qui lui sont proposées. S’ajoute à ce tableau une certaine frange de la population qui n’a guère accès à ce genre d’information.
C’est aussi le cas de Sonia*, interrogée lors d’une campagne de dépistage du cancer du col de l’utérus (pap-test) à la Faculté de médecine et de pharmacie de l’Université d’État d’Haïti. « J’ai trois enfants, se plaint-elle. Le dernier ne peut pas aller à l’école, faute de moyens économiques. Quand je suis tombée enceinte d’un quatrième, une amie me proposa d’avorter. Je n’ai pas eu le choix. Si seulement je connaissais les méthodes de planification. »
Nadège*, pour sa part, avait négligé l’un des trois points essentiels pour appliquer la méthode allaitement maternelle aménorrhée (MAMA). « Quand j’ai voulu rentrer en contact sexuel avec mon partenaire, j’ai appelé une amie infirmière qui m’a dit que si je donnais uniquement du lait maternel à mon fils de huit mois, je ne risquais pas une nouvelle grossesse. Elle a oublié de mentionner que l’enfant ne devait pas dépasser six mois. Je suis donc rapidement tombée enceinte, et j’ai dû avorter. Depuis, je ne peux plus enfanter. Mon foyer se retrouve maintenant sur un sable mouvant. »
L’Église protestante en Haïti fait de l’avortement un acte abominable. Mais la théorie ne s’adapte pas toujours aux faits. Sous couvert de l’anonymat, une femme mariée avoue : « Aujourd’hui, la vie nous paraît très difficile. Nous avons trop d’enfants. L’église n’accepte pas l’avortement (qui est traduit en créole par l’expression « jete pitit », terme hautement péjoratifs). Nous étions obligés, mon mari et moi, de garder un nouvel enfant. Maintenant, nous sommes à deux doigts du regret. Nous aurions souhaité un mieux-être pour notre fille. »
La pratique de l’avortement en Haïti est un indicateur du niveau social. Néanmoins, le motif peut être autre que ce qui a été évoqué jusqu’à présent. Chacun a déjà entendu des histoires de filles contraintes, à la suite d’un viol, de se faire avorter, ne voulant pas porter l’enfant d’un assassin. Le problème de Carline*, une patiente rencontrée au service de gynécologie de l’Hôpital de l’Université d’État Haïti (HUEH), est purement épidermique. « Une fois j’ai avorté, dit-elle ; mes parents m’y avaient obligée, parce que mon petit ami est pauvre, et noir de surcroît. Mon père m’avait juré qu’il préfèrerait tuer l’enfant à la naissance que de devoir s’en occuper. »
Tout le monde sait que les filles avortent, c’est une constante. La variable c’est : dans quelles conditions ? A Trou-du-Nord, une localité perdue dans le Nord-Est du pays, les pratiques de l’avortement sont anecdotiques et alarmantes. « Je suis reconnu dans le milieu comme la personne à voir si une jeune fille tombe enceinte et qu’elle ne veuille pas enfanter ; je lui donne des décoctions de certaines plantes qui, parfois, ont des effets positifs et, parfois aussi, des effets négatifs. Chaque jour, je me perfectionne en essayant de nouvelles plantes ; ma réputation dure depuis tantôt 12 ans ; Seulement deux fois il est arrivé qu’une femme ait eu des complications chez moi ; depuis je leur prescris la décoction à domicile », explique Jean, père de deux filles, bien connu dans cette localité. Il enchaîne dans la foulée pour dire que beaucoup de parents sont venus le consulter pour leurs enfants.
Un peu plus loin, à Cité-Marc-Duchêne, un houngan « praticien » avoue lui aussi avoir l’habitude de recevoir des parents et enfants pour motif d’avortement. « En effet, dit-il, certaines jeunes filles, et plus rarement des parents, viennent me voir en dernier recours. Comme solution, ils font don de leur enfant, littéralement au diable. Il existe deux possibilités, dépendamment du nombre de mois de grossesse : soit je fais disparaître l’enfant sous forme d’hémorragie, soit je le fais mourir à la naissance. Dans l’un ou l’autre cas, les parents s’en tapent comme de l’an quarante, tout ce qu’ils veulent c’est de s’en débarrasser.
Jack*, un jeune homme de 24 ans qui habite la rue du Palais, raconte son histoire : « Ma petite amie est tombée enceinte. J’avais utilisé un préservatif, mais il s’est déchiré pendant nos ébats. Je connais son père. S’il avait été au courant, je n’aurais eu qu’un choix : le mariage. J’étais jeune, j’étais encore à l’école, et ne voulais pas voir mon avenir filer à travers la paume de ma main. J’ai essayé plusieurs méthodes que m’ont conseillées des amis. L’une d’entre elles, c’était une bière avec trois cuillères de sel... La seule qui a porté fruit fut justement celle qui me semblait suffisamment fiable... J’ai aidé Carla à grimper un mur de 2 mètres, et je lui ai demandé de sauter. Automatiquement, ses sous-vêtements furent souillés de sang : elle n’était plus enceinte ! » Dans cette localité, où parviennent trop difficilement les messages de sensibilisation, les jeunes filles ne savent que faire. Les médecins sont tirés à hue et à dia ; d’un côté par l’éthique et de l’autre par l’argent...
Julien* se présente comme victime d’un gynécologue qui a fait son nom dans cette zone. « Il m’a fait quelque chose de terriblement décevant. J’ai emmené ma petite amie chez lui pour un curetage. C’était après le séisme du 12 janvier 2010, l’avenir était incertain, nous ne voulions pas d’enfant. Nous préférions attendre. Vu mes difficultés économiques, je ne pus livrer au Dr que la moitié de la somme exigée. Une semaine plus tard, j’ai failli perdre ma fiancée. Lorsque je retournai chez lui pour lui expliquer que le travail n’était pas bien fait et que Nadjela*était à deux doigts de la mort, sans scrupule, il répliqua qu’il n’avait éliminé que la moitié du fœtus... proportionnellement à mon argent. » Cette histoire, selon une courte enquête minutieusement menée, a été l’objet d’un énorme scandale autour de la personnalité de ce médecin qui, interrogé, ne voulut pas commenter les propos de Julien. Il se contenta d’indiquer que Julien n’avait pas tout dit.
En Haïti, le sujet de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est ignoré au plus haut niveau, quoiqu’il ait été, à plusieurs reprises, l’objet de débats électoraux. La société semble avoir d’autres chats à fouetter. Le ministère de la Santé publique et de la Population ainsi que l’UNFPA ne jurent que par les méthodes contraceptives, quoique cette approche se soit révélée infructueuse. Par ailleurs, selon les résultats de l’étude EMMUS-V HAITI 2012, sur un échantillon de 352 femmes ayant avorté volontairement depuis 2007, 40% ont déclaré avoir eu des complications. De plus, il est possible de remettre en question ces méthodes. Selon l’avis du Dr Jean Yves Bastien, cardiologue de carrière, certaines personnes qui ont des déficiences en protéine C et en protéine S (anticoagulants) prennent des pilules contraceptives à base d’œstrogène et de progestérone. Ceci enclenche des cascades de coagulation dans l’organisme de ces personnes, conduisant à des accidents thrombo-emboliques. Le Dr Jean Yves Bastien trouve primordial de demander l’avis d’un cardiologue avant de prescrire ces pilules.
Dans un article de l’agence en ligne Alter Presse, une pharmacienne indique que le cytotec® (misoprostol) est le médicament le plus couramment utilisé à des fins d’avortement. Cependant, le cytotec est un médicament antiulcéreux qui, par un effet secondaire, contribue à cette dangereuse pratique. Pas de distinction entre interruption thérapeutique de grossesse et interruption volontaire de grossesse, les deux sont condamnées par la loi. Dans un pays où l’insécurité règne en maître et seigneur, le problème de l’avortement est un de plus pour la vie des femmes haïtiennes qui vivent dans une société où tout se fait en référence à une moralité stéréotypée.
Dans un autre article de l’agence en ligne Haïti Press Network, Olga Benoît de Solidarite Fanm Ayisyèn (SOFA) soutient que « l’avortement ne devrait pas être criminalisé comme le veut l’État haïtien. Car ce n’est pas un crime, mais plutôt un droit de la femme enceinte de ne pas vouloir mettre au monde un enfant issu, par exemple, d’un rapport non consenti ».
Dans un article d’Alter Press concernant le même sujet, Olga Benoît ajoute que tant que l’État continuera de considérer l’IVG comme un crime, rien ne pourra se faire pour assurer aux femmes qui se trouvent dans l’obligation d’avorter un déroulement le moins risqué possible du processus. Actuellement, n’importe quelle personne peut sévir contre elles.
Une chose est certaine, c’est qu’on ne pourra pas se voiler continuellement la face, ni maintenir la question de l’IVG au rang des sujets tabous. Viendra un jour où nous devrons faire un bilan. Celui-ci se révélera d’autant plus lourd que son application aura été tardive. En attendant, le constat est ce qu’il est. Qu’il s’agisse de Nadia* partie trop tôt ou du fils de Carline* qui n’a pas vu le jour, ce sont des yeux que l’on ferme silencieusement, coupablement, dans les limbes de la conscience collective. Comme l’a dit l’académicien Sully Prudhomme : « De l’autre côté des tombeaux, les yeux qu’on ferme voient encore. »

N.B. Les noms utilisés dans l’article avec les astérisques sont des noms d’emprunt.

Claudy Junior PIERRE pclaudyjunior@yahoo.fr
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