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En Iran, les manifestants bravent la menace d’une répression implacable

mercredi 3 janvier 2018

Vingt personnes ont été tuées en cinq jours de manifestations, alors que l’institution judiciaire et les conservateurs demandent que les forces de l’ordre y mettent un terme

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Une tension nouvelle régnait dans les rues de Téhéran, lundi 1er janvier, au cinquième jour de manifestations d’ampleur encore limitée, mais qui se sont propagées dans au moins une quarantaine de villes. Ces mouvements, devenus plus violents dimanche soir, ont fait au moins vingt morts depuis jeudi, selon la télévision d’Etat : dans la nuit de lundi à mardi, six personnes auraient été tuées alors qu’elles tentaient de s’emparer d’armes dans une station de police à Qahderijan, dans la région d’Ispahan (centre). Un policier et un militaire ont également été tués et trois autres ont été blessés, lundi, dans la même province, selon les médias d’Etat.
Dans le centre de la capitale, les forces de l’ordre, lourdement déployées, ont à plusieurs reprises dispersé la foule, lundi, sur l’avenue Enghelab, où les stations de métro demeurées ouvertes continuaient de déverser un flot de passants. Il était difficile de distinguer parmi eux les manifestants et de se faire une idée précise de leur nombre.
Les gardiens de la révolution, la principale force armée iranienne, restés pour l’heure à l’écart des événements de la capitale, ont promis d’intervenir dès que « les responsables politiques en [prendront] la décision ». Le pouvoir judiciaire, l’ensemble des leaders conservateurs et quelques réformateurs, alliés du président Hassan Rohani, ont exigé une répression implacable, alors qu’au moins 450 personnes ont déjà été arrêtées. Mais l’Etat traite encore avec une relative prudence ces manifestations inédites, les plus importantes depuis celles qui avaient suivi la réélection contestée de l’ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad à la présidence, en 2009.
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Carte des principales manifestations contre le pouvoir en Iran, à partir du 28 décembre 2017.
« Insultes » envers le Guide suprême
Lundi, lors d’une rencontre avec des parlementaires, le président Rohani a de nouveau reconnu la légitimité de cette colère désordonnée, exprimée par un mouvement sans leader et largement provincial, contre la stagnation économique et politique du pays. Il refusait d’assimiler tous les manifestants à une cinquième colonne qui serait « téléguidée depuis l’étranger », même s’il promettait de punir sévèrement les éléments agitateurs et violents, alors que certains n’hésitent pas à crier « A bas le dictateur ». « Les insultes » envers le Guide suprême, Ali Khamenei, lors de ces manifestations, ont été jugées « regrettables » par l’ensemble des responsables politiques. La veille au soir, M. Rohani avait procédé, après trois jours de silence, à un exercice d’équilibrisme de même teneur, dans un discours préenregistré diffusé à la télévision.
Lire aussi : En Iran, les autorités peinent à répondre aux manifestants
Depuis que M. Rohani a été réélu, en mai 2017, pour un second mandat, avec 57 % des voix, de petits rassemblements de retraités, d’ouvriers ou d’enseignants qui peinent à se faire payer leur pension ou leur salaire se sont multipliés aux quatre coins du pays. Certains ont pu rejoindre le mouvement actuel, mais, selon le ministère de l’intérieur, l’immense majorité des manifestants arrêtés depuis jeudi sont « jeunes ou adolescents ». Ils ont « moins de 25 ans en moyenne » et sont « sans antécédent judiciaire ».
Les jeunes font face à un chômage endémique : 28,8 % d’entre eux sont sans emploi, selon des statistiques officielles sous-évaluées. Les femmes sont également présentes dans les cortèges, et les rassemblements ont été nombreux dans les zones de peuplement des minorités kurdes et sunnites, aux périphéries du pays.
Un mouvement inclassable
Sur les vidéos diffusées sur la messagerie instantanée Telegram, très populaire en Iran et suspendue depuis dimanche midi, on n’a pas entendu de slogans en faveur des deux leaders de l’opposition réformatrice, Mir Hossein Moussavi et Mehdi Karoubi, assignés à résidence depuis 2011. Comme les alliés réformateurs du président, de nombreux Iraniens qui étaient descendus dans la rue en 2009 gardent leurs distances avec ce mouvement inclassable. Ils avaient renoué avec l’Etat en votant pour le modéré Rohani, et craignent un durcissement sécuritaire.
« Ce qui se passe en ce moment est une étape sur la bonne voie, explique Mohammad, un jeune Iranien qui avait manifesté en 2009. Mais nous avons payé le prix fort pour nos comportements trop impulsifs. Aujourd’hui, nous avons besoin de patience et d’intelligence. »
Ce lundi, pourtant, Mina, 30 ans, s’est décidée à descendre pour la première fois dans la rue. « Je sens une vraie pression économique, dit cette Téhéranaise réfugiée dans un café sur l’avenue Enghelab, après des tirs de gaz lacrymogènes des forces de l’ordre. Pour les choses les plus banales, je vois les prix augmenter un peu plus chaque mois. »
Mina, qui a manifesté en 2009 et qui a voté pour M. Rohani en 2017 – « parce que j’ai eu peur de son rival, [l’ultraconservateur] Ebrahim Raisi » –, n’est guère inquiète de l’absence de direction et de profil type dans ces manifestations. « Je regrette d’avoir voté pour Rohani. Je n’ai pas d’espoir dans l’avenir et je vais continuer à manifester. Mon seul malaise, c’est de voir que cela plaît aux Moudjahidine [du peuple, organisation d’opposition en exil] et au fils du chah [déposé par la révolution de 1979], que je déteste tant. »
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Hassan Rohani, président de la République islamique d’Iran, lors d’une réunion de son cabinet, à Téhéran, le 31 décembre. Uncredited / AP
Une économie sclérosée
Pour M. Rohani, ce désarroi est « une menace qu’il faut transformer en opportunité ». L’un de ses conseillers politiques, Abbas Abdi, estimait lundi soir, cité par le journal Jamee Farda, que celui qui résoudrait cette crise aurait la main sur la politique iranienne pour les années à venir. Le président joue ainsi sa capacité à poursuivre sa politique d’ouverture, engagée avec la signature de l’accord international sur le nucléaire en juillet 2015.
Il s’agit d’attirer les investisseurs étrangers, qui voient d’un mauvais œil ces heurts dans un pays réputé stable. Et de maintenir une politique d’austérité et une lente lutte contre la corruption voulue par M. Rohani, afin d’assainir une économie sclérosée : des compagnies parapubliques en détiennent la plus large part, un cinquième des importations sont illégales et non taxées, selon une estimation du cabinet Turquoise Partners, et les petites entreprises de province rouillent sur pied.
Les rivaux conservateurs de M. Rohani ne s’y sont pas trompés. Après avoir maladroitement appuyé, voire organisé une première manifestation à Machhad (est), jeudi, déclenchant un mouvement qui depuis leur échappe, ils ont relancé leurs critiques contre la politique « néolibérale » du président. Ils dénoncent les coupes qu’il a engagées dans le maquis d’aides d’Etat et de subventions à la consommation, qui limitent les effets de la crise sur les plus pauvres. Ils rappellent que le mouvement est né contre la hausse du prix des œufs et contre celle du prix de l’essence, prévues par le gouvernement dans son budget pour 2018, puis annulées samedi.
Rivalités au sein de l’Etat
Ils soulignent que les manifestants s’en sont pris à des banques, un secteur que M. Rohani cherche à assainir par des faillites ou des concentrations. Depuis des mois, les faillites de dizaines d’établissements de prêts illégaux, nés durant les années de sanctions, ont fait descendre de nombreux épargnants dans la rue, pour réclamer des dédommagements.
Ces rivalités au sein de l’Etat s’expriment cependant avec prudence : tout comme une répression féroce, elles risquent d’affaiblir l’Iran aux yeux de l’étranger. « Tout le monde, le gouvernement comme les conservateurs, comprend que l’image du pays est particulièrement importante ces jours-ci », relève l’analyste conservateur Foad Izadi. A partir du 12 janvier, le président américain, Donald Trump, est censé renouveler la suspension d’une partie des sanctions qu’imposaient les Etats-Unis à l’Iran jusqu’en 2015, comme il l’a déjà fait par le passé. Un refus signifierait le retrait des Etats-Unis de l’accord sur le nucléaire.
M. Trump s’est jusqu’ici heurté à l’opposition des autres signataires, soucieux de conserver le « deal », en premier lieu à celle des Européens (France, Allemagne, Royaume-Uni) mais aussi à celles de la Chine et de la Russie. « M. Trump veut que les Européens mettent plus de pression sur l’Iran. Pour cela, il a tout intérêt à délégitimer le gouvernement iranien », estime M. Izadi, alors que Washington dénonce la poursuite par Téhéran de son programme balistique, et cherche à endiguer l’influence jugée néfaste de la République islamique au Moyen-Orient.


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