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Les héros de la rue de l’Enterrement

jeudi 11 janvier 2018

Le Nouvelliste publie dans cette édition un article du New York Times signé de la journaliste Catherine Porter. A la veille du 12 janvier, 8e anniversaire du séisme de 2010, il nous a paru pertinent de faire cette plongée dans les couloirs de la mort. Comment mourrons-nous ? Comment prenons-nous soin de nos défunts ? Comment enterrons-nous nos êtres chers ? Qu’arrive-t-il à ceux, plus faibles parmi les faibles, qui n’ont personne pour prendre la charge de leurs funérailles ? Le 12 janvier 2010 et les jours qui ont suivi, des milliers de nos morts n’ont pas eu de sépultures décentes. Certains n’ont pas eu la chance de trouver des mains secourables pour leur ouvrir la terre pour leur dernier repos. Les héros de la rue de l’Enterrement, retracent des destins qui méritent d’être connus, comme mérite de l’être le sacerdoce du père Rick Frechette de la Fondation Saint Luc . Frantz Duval ------------------------- Dans la capitale de Haïti, la mort coûte souvent plus cher que la vie. Les hommes qui s’occupent des corps se sont confiés aux journalistes du New York Times.

National -

Les dix hommes enfilent leur combinaison blanche en polypropylène, remontent la fermeture éclair jusqu’en haut et chaussent des gants en latex. Certains nouent des sacs en plastique autour de leurs chaussures de sport. D’autres improvisent des bonnets chirurgicaux avec des draps mortuaires blancs.

Ce sont leurs blouz mò. Leurs blouses de la mort.

Un des employés sort de sa poche un paquet de cigarettes mentholées qu’il propose autour de lui. Un autre ouvre une bouteille de rhum, boit une bonne gorgée pour se remonter et passe la bouteille à son voisin qui l’imite. Tous se préparent à la mission sinistre qui les attend.

Il est 11 heures, un matin chaud de septembre, ils sont venus ramasser les morts que personne n’a réclamés, les morts abandonnés dans les morgues du plus grand funérarium de la rue de l’Enterrement, au cœur de la ville.

Le long de la rue sont alignés une série de bars et de terrains vagues où des hommes en sandales de plastique scient du bois pour fabriquer des cercueils, suivis par les murs impressionnants de la plus grande prison du pays et la clôture bigarrée de Collège Bird, l’école privée où le dictateur François Duvalier envoyait ses enfants.

La rue de l’Enterrement est comme Haïti, elle va de ceux qui ont tout à ceux qui n’ont rien. Les funérariums modestes proposent des services soignés pour 900 € minimum – bien trop pour la majorité des Haïtiens, qui vivent avec 2 € par jour ou moins.

Même riches en amour, la plupart des gens ici n’ont pas le moyens payer une telle somme. Et les corps de leurs fils et de leurs mères attendent si longtemps que leurs visages fondent et leurs peaux se désquament. Empilés les uns sur les autres, les cadavres forment des tas humides, macabres, qui évoquent les peintures médiévales du purgatoire.

Les hommes qui sont venus leur porter secours ne sont ni des amis ni des parents. Ils ne connaissent pas leur histoire personnelle, mais ils connaissent la pauvreté.

« Ils n’ont pas eu de chance, » lâche Raphaël Louigene, un homme costaud, discret, qui dirige l’équipe chargée de l’inhumation. « Ils ont vécu dans la misère, ils sont morts dans la misère. »

M. Louigene et les autres travaillent pour la Fondation Saint-Luc pour Haïti, une organisation caritative née en 2000 pour subvenir aux besoins des plus pauvres. Elle a été créée par leur patron, une figure paternelle, Rick Fréchette, un médecin et prêtre catholique américain.

Depuis dix ans, ils viennent récupérer les morts abandonnés ici pour aller les enterrer dans un cimetière éloigné de la ville. La fondation n’offre pas de pierres tombales. Elle est simplement là pour offrir un minimum de dignité – un voile mortuaire, un cercueil, une tombe, des hymnes et des prières solennelles et consolatrices. Avant, les corps étaient jetés sens dessus dessous dans le désert, au fond d’immenses fosses ou à l’air libre.

Pour la plupart de ces hommes, c’est une partie modeste de leur travail. Ils dirigent des écoles libres, supervisent des chantiers, répondent aux urgences endémiques de Haïti, dont l’ouragan dévastateur de l’année dernière.

À 35 ans, M. Louigene est assistant social dans le plus grand bidonville du pays : il aide les femmes à monter des petites affaires ou à réparer le toit de leur maison qui fuit. Son téléphone n’arrête pas de sonner car elles l’appellent en permanence. Mais il passe une grande partie de ses journées à s’occuper des morts. À ses yeux, c’est l’autre versant de sa vocation d’apôtre de la justice sociale.

« Ça fait je ne sais combien d’années qu’on les ramasse. Vous imaginez ? » dit-il. « Ils les balancent dehors comme des ordures. C’est pas juste. »

Comme la plupart des Haïtiens, ces hommes ont un rapport intime avec la mort, une familiarité dont les Américains du Nord n’ont plus idée depuis près d’un siècle. Tous connaissent des gens dont la vie a été fauchée par la violence ou une maladie mal soignée – dysenterie, pneumonie, malnutrition et, plus récemment, choléra. Les complications liées aux grossesses et aux accouchements contribuent au nombre de victimes .

À Haïti rien n’a changé depuis des décennies. Après le tremblement de terre de 2010, qui a tué entre 220 000 et 316 000 personnes, les dirigeants mondiaux ont promis d’aider ce petit pays à « se reconstruire en mieux » et changer les choses. Des milliards de dollars ont été dépensés, mais Haïti est largement revenu à son status quo désolant : chômage cruel, filet de sécurité sociale élimé et en lambeaux, corruption, pauvreté caustique. Un Haïtien sur quatre est chroniquement affamé.

Tous les hommes chargés de l’inhumation ont grandi dans la misère. Beaucoup étaient orphelins. Ils se reconnaissent parfaitement dans les corps qu’ils ramassent, surtout les petits.

Septembre – ce matin-là, 14 enfants gisent dans la morgue. Il n’y pas d’étagères – les cadavres sont entassés à même le sol dans une pièce qui ressemble à un donjon. Dans un coin, une pile de six corps. Certains portent des couches. D’autres, comme ce petit garçon en T-shirt bleu et short rayé, ont l’air d’être en costume du dimanche. Les hommes retirent un par un leurs corps qui se décomposent sous un tourbillon de mouches. Ils les répartissent comme des pièces de puzzle dans seulement trois cercueils : un choix économique. Heureusement le spectacle des enfants blottis les uns contre les autres a quelque chose de réconfortant. Ils ne sont pas seuls.

« Parfois je pleure, » avoue M. Louigene en s’arrêtant pour boire une gorgée de rhum. « Ces gamins – ils n’ont jamais eu d’argent pour les médicaments, pour la nourriture. Ça me désole. Voilà ce qui arrive quand vous n’avez aucun développement. »

Tous ces enfants avaient un nom, une famille, une histoire, quelle que soit la brièveté de leur vie. Mackenley Joseph, par exemple. Dix mois à peine, ses parents l’adoraient. Les hommes ne le sauront jamais. Pour eux, c’est encore une victime de la mizè, la misère.

Les cercueils sont faits à la main, en carton, avec une armature en bois et des poignées de corde. Avant de les glisser dans le fourgon qui attend, les hommes les scellent avec du ruban adhésif épais. Puis les déposent soigneusement les uns à coté des autres, en rangées.

Un peu plus d’une heure plus tard, leur funeste mission accomplie, ils retirent leurs gants et se rincent les mains avec le reste d’alcool de leurs bouteilles.

C’est un travail qui revient toutes les quatre-six semaines : ramasser entre deux douzaines et 120 corps à la fois. En général il y a en trop à évacuer. Mais quand Noël approche, ils n’ont pas le cœur à en abandonner un seul. Avec les années, c’est plus facile, mais à peine. M. Louigene entend parfois les morts dans son sommeil, dit-il. Ils l’encouragent à continuer.

Il espère qu’ils trouveront la paix le 2 novembre, au lendemain de la Toussaint, et, à Haïti, le second de deux jours fériés consacrés aux défunts. Ce jour-là, la fondation Saint-Luc organise une messe dans le cimetière où des tombes anonymes.

Encore plusieurs semaines à attendre. Pour l’heure, les hommes grimpent dans la cabine du fourgon et dans le pick-up gris de M. Louigene, et poursuivent leur procession, triste mais pleine d’espoir, le long de la longue avenue de la mort de Port-au-Prince. Ils se dirigent vers Titanyen, un haut-lieu de pauvreté, aujourd’hui intégré à la ville la plus récente de Haïti. À l’arrière du fourgon, les piles de cercueils en carton tremblent. On imagine le petit Mackenley, âgé de dix mois, et tous ces innocents, délicatement bercés avant de s’endormir.

Rue de l’Enterrement

À la fin des années 1700, avant que les esclaves de Haïti ne renversent l’armée de Napoléon, les Français l’appelaient la rue de la Révolution. Mais avec tous les convois funéraires qu’elle a vus défiler le long de ses neuf pâtés de maison - qui mènent aux portes de l’ancien cimetière muré de la ville - la rue de l’Enterrement a bien mérité son titre.

L’industrie de la mort se déploie des deux côtés, étroitement associée aux joies et aux contraintes de la vie. Les salons de coiffure se mêlent aux stands de loterie et aux chambres funéraires. Des bus bariolés se frayent leur route entre les corbillards couverts de poussière.

En dépit des promesses gouvernementales d’aménagement du centre-ville, trois pâtés de maison sont entièrement vacants. Un beau matin du printemps de 2014, trois bulldozers ont débarqué pour tout déblayer pour construire de nouveaux bureaux gouvernementaux. Trois ans plus tard, rien n’a été fait. Aujourd’hui, un des pâtés est une décharge à ordures assortie de latrines publiques.

À quelques portes de là se dresse la grande dame de la rue, le Zenith, un funérarium avec de belles colonnes et des murs roses. Les clients en deuil passent les portes peintes et sont accueillis par une réceptionniste mince comme un fil appelée Dieula, et une grande vitrine de cercueils au léger parfum d’ammoniaque.

Au fond du bâtiment se trouve le bureau de la direction où, en fonction de l’heure, M. et Mme Louis, les propriétaires, les reçoivent. Mari et femme sont bruyants, enjoués, et éclatent régulièrement d’un rire tonitruant. Une sonnette dorée est posée sur leur grand bureau encombré, qu’ils agitent avec délice pour appeler le personnel. À côté, une sculpture en pierre ébréchée annonce « Bienvenue à tous ».

Le commerce des chambres funéraires leur profite. M. et Mme Louis en possèdent deux autres au Nord du pays, ils ont trois enfants et se font construire une nouvelle maison dans le quartier chic de Péguy-Ville.

À Haïti, la mort est une ressource naturelle particulièrement abondante. L’espérance de vie des Haïtiens est de 63,4 ans à peine, presque 12 ans de moins que la moyenne de l’Amérique latine et des Caraïbes.

Le funérarium propose de nombreuses offres clé en main. Le service le plus élaboré comprend une limousine et un bus pour les invités. Il revient à 6800 € environ. À Haïti ils sont peu à pouvoir se le permettre. La plupart choisissent une formule meilleur marché, qui comprend des photos de professionnel, un corbillard, des fleurs et une petite fanfare, appelée fanfa, pour offrir une dernière sérénade au corps allongé dans le cercueil ouvert et accompagner le convoi jusqu’au cimetière.

Même s’ils choisissent l’option la moins chère, beaucoup de pauvres doivent s’endetter pour offrir des funérailles à un parent. D’autres préfèrent souffrir de honte plutôt que de dettes insupportables et se désistent. M. et Mme Louis n’échappent pas aux clients qui abandonnent leurs proches dans les chambres froides.

Avant, ils envoyaient les corps délaissés à la morgue de l’hôpital municipal, à quelques mètres de là. En 2015, le service a fermé et les rôles ont été inversés. Aujourd’hui c’est l’hôpital qui leur envoient les corps.

En principe, il paye jusqu’à 16 € pour stocker chaque cadavre. Mais le sympathique directeur exécutif de l’hôpital reconnaît qu’il n’a jamais consacré un sou de son budget de fonctionnement étique pour ses patients décédés.

« C’est la catastrophe, » s’exclame Jonas Louis en frappant les mains et riant derrière son bureau. « Je paye pour mon électricité. Je paye pour mon temps. Eux n’ont jamais rien payé. »

Sa femme et lui estiment que l’hôpital leur devait déjà 14 000 € au neuvième mois. Aujourd’hui ils en sont à 26 mois et ne voient toujours rien venir. Le gouvernement a posé la première pierre d’une nouvelle morgue municipale fin 2015, mais le chantier s’est arrêté au bout de trois mois.

Voilà les frustrations qu’il faut supporter quand on essaie de bien gérer un budget dans un pays ravagé par la corruption et la pauvreté. Beaucoup des morts de l’hôpital ne sont jamais réclamés, eux non plus.

Marie Lamercie Dorvil Louis était officière de police avant de rejoindre l’entreprise de son mari. Avec le temps elle a acquis un cuir plus épais et une vision plus cynique du monde. « Je suis anesthésiée, » dit-elle en levant les yeux vers un écran vidéo qui permet de surveiller les employés transportant les corps des chambres froides. « J’en vois tous les jours, des drames. »

Le petit Mackenley est venu s’ajouter à la pile de cadavres le 16 juin dernier, peu après l’aube. La cause de sa mort n’a jamais été identifiée. À dix mois, il avait été hospitalisé dans la semaine à cause d’une dysenterie. Ses parents ne sont pas d’accord entre eux, ils ne savent pas s’il avait le choléra. L’épidémie a été malencontreusement introduite par les Casques bleus de l’ONU après le tremblement de terre de 2010. Elle provoque des diarrhées et des vomissements qui entraîne une insuffisance rénale fatale.

Les parents affirment que l’enfant a été soigné plusieurs jours avant d’être renvoyé par l’hôpital, et qu’il est mort la nuit suivante.

La mère, Verlande Delianne, est submergée par l’émotion quand elle évoque sa disparition. Elle a 20 ans à peine, elle a eu deux enfants qu’elle a tous deux perdus. Trois ans plus tôt, le couple a déjà perdu un petit garçon victime de fièvre.

« Je suis incapable de vous dire ce qu’il avait, » dit-elle du petit Joseph après avoir repris son souffle. Son visage est noyé de larmes. « Il allait très bien. Il était très heureux. Il s’accrochait aux murs pour marcher. Il commençait à avoir des dents. »

Sa sœur, Ashley Loudia, décrit la mort dramatique de l’enfant : soudain il a poussé un cri, ses yeux se sont révulsés et il s’est arrêté de respirer.

Désespérés, les parents et la tante de l’enfant se sont rendus rue de l’Enterrement en prenant deux motos-taxis. Ils avaient enveloppé le corps du petit Mackenley dans une serviette.

Ils espéraient lui offrir une petite cérémonie, quitte à se joindre à celle d’un autre. Hélas, même cette solution était peu réaliste. Ils vivent dans un bidonville appelé Martissant, où il es rare d’avoir des connaissances avec un peu de moyens. Verlande Delianne vendait des produits cosmétiques sur un marché grouillant, mais elle avait perdu son job. Le père de l’enfant, Junior Joseph, vend des téléphones portables dans le centre-ville et gagne 47 € en moyenne quand la semaine est bonne. Il lui arrive de rentrer chez lui sans un sou.

La douleur de la disparition de leur fils fut le coup de grâce de leur relation houleuse. Verlande Delianne est partie s’installer chez sa sœur, abandonnant Junior Joseph dans son petit une-pièce. Il a un peu d’électricité, pas d’eau, et partage les toilettes avec dix voisins. La seule trace matérielle de son fils est le petit lit dans lequel ils dormaient à trois.

« Quelque fois je me réveille et je pleure, avoue M. Joseph, 26 ans. J’ai eu un premier enfant et je n’ai rien pu faire. Maintenant c’est le second, et qu’est-ce que je peux faire ? Je suis accablé. »

Il est hanté par l’image de ce bébé qu’il adorait, balancé à terre comme les ordures. Ainsi finissent les plus démunis depuis la nuit des temps.

Un mois s’est écoulé depuis que le corps de l’enfant a été remis au funérarium. Puis un autre.

Jusqu’à ce mois de septembre, alors que les corps abandonnés s’entassent dans les deux morgues du Zénith. Il y en a 47 en tout. Certains viennent de l’hôpital, d’autres, comme celui de Mackenley, de chez les particuliers. Les voisins ne se plaignent pas encore de l’odeur, mais Mme Louis pense que ça ne saurait tarder.

Alors elle envoie un message à la fondation Saint-Luc pour leur signaler qu’il est temps que leur équipe d’inhumation revienne.

Prêtre, médecin, homme à tout faire.

À l’autre bout de la ville, dans la commune de Tabarre, le terrain qui accueille la fondation est un oasis à l’abri de la poussière et de la misère de la ville.

Vous franchissez un grand portail, vous passez devant la case du gardien et vous avez l’impression d’être dans une hacienda de rêve. Des tisserons jaunes construisent leurs nids en forme de paniers dans les hauts arbres. Des vaches laitières se reposent à l’ombre. Au loin on aperçoit des bassins grouillant de tilapias et des bananiers.

Le siège de la fondation est à l’intérieur de l’hôpital pédiatrique de Saint-Damien, un grand bâtiment de deux étages en ciment blanc. Le balcon de l’étage supérieur est décoré de girafes et de chevaux métalliques qui accueillent les bébés malades s’ils lèvent les yeux depuis les bras de leurs parents.

La mortalité des moins de 5 ans est beaucoup plus élevée à Haïti que partout ailleurs dans les deux Amériques. À Saint-Damien, les enfants bénéficient de soins normalement réservés à la petite élite du pays : chimiothérapie, médecine néonatale, chirurgie cardiaque. L’hôpital demande 13 € par semaine en tout.

L’établissement a été fondé par le père Rick Frechette, un visionnaire qui est aussi à l’origine d’un hôpital pour adultes voisin, d’une école pour enfants handicapés et de l’ensemble de manufactures du quartier où l’on fabrique du pain, des pâtes, du ciment et des uniformes scolaires, sans compter un nombre vertigineux d’entreprises sociales, dont, parmi les plus récentes, quatre élevages de poules de taille industrielle.

Le père Fréchette est arrivé à Haïti il y a plus de 30 ans et n’en est jamais reparti. À 64 ans, il accomplit un travail de titan, faisant chaque fois de nécessité vertu parce que personne n’est là pour prendre les choses en main.

C’est un entrepreneur et un homme à tout faire qui arrive à résoudre chaque problème, un philosophe et un lecteur avide qui parle sept langues et nuance chaque solution.

Fou de travail, il vit comme un moine, dans une cellule vide, au premier étage de l’hôpital, à 73 marches exactement de son bureau près de la porte d’entrée.

Il prend calmement le temps de lire des psaumes au fil de la journée et, s’il le faut, sait en découdre avec les chefs de gangs les plus dangereux.

En général, après la messe de 7 heures du matin qu’il célèbre dans une chapelle en pierre sur le terrain de l’hôpital, ses équipes vont et viennent de son bureau pour l’écouter et planifier la journée autour d’un café.

Une des rares folies du père Fréchette est une machine à café rutilante – cappuccinos et expressos au choix – qu’il actionne tous les matins, tel un parfait barista. Sous la machine, un tiroir en plastique contient des kits d’accouchement, un autre, des housses mortuaires.

« Tu veux un café, Rapho ? » demande-t-il à M. Louigene en créole. « Avec ou sans lait ? »

Le père Fréchette a grandi dans une famille de la moyenne bourgeoisie américaine à West Hartford, au Connecticut, et a choisi à 20 ans de rejoindre la représentation locale de l’ordre des Passionistes. Sa première mission à l’étranger l’a mené au Mexique, où il a travaillé dans un orphelinat, puis au Honduras. Il est arrivé à Haïti en 1987, un an après le renversement de la dictature implacable des Duvalier, père et fils.

Il était chargé de créer un nouvel orphelinat pour l’association chrétienne « Nuestros Pequeños Hermanos ». Impressionné par le nombre d’enfants malades, il a décidé d’acheter un vieil hôtel qu’il a transformé en hôpital pédiatrique. À l’époque, en dépit de ses bonnes intentions, l’établissement était plutôt un hospice. Le soir le père Fréchette débarquait avec des enfants d’un centre de malnutrition et le lendemain matin, y retournait avec leurs corps mort.

Le père Fréchette dit une messe pour les morts.

Haïti détenait déjà le record de la pauvreté de l’hémisphère occidental depuis plus de dix ans. La situation empira à un point inimaginable après le coup d’État de 1991 qui vit le Président Jean-Bertrand Aristide, fraîchement élu, renversé par des soldats.

« Je ne trouvais personne pour les soigner, » explique le père Fréchette. « On n’avait pas de pansements. Je me suis juré de ne plus jamais me retrouver dans une situation pareille. »

Il décida de faire des études de médecine et prépara l’examen d’entrée le soir, à la bougie. À 40 ans, il entama sa première année au Collège de médecine ostéopathique du New-York Institute of Technology.

Ce sont les orphelins plus âgés qui ont eu l’idée de la fondation Saint-Luc, dit-il. Une fois rentré et médecin diplômé, il commença ses tournées avec eux dans les bidonvilles les plus pauvres de la ville, muni d’un appareil de radiographie et de médicaments. Repérant tous les enfants qui picoraient dans les ordures, ils proposèrent de créer des écoles sur le tas et de leur apprendre les rudiments scolaires sous des bâches.

Depuis, la fondation a bâti 34 écoles qu’elle dirige.

Chaque étape était mise à mal par les soubresauts politiques du pays. L’époque la plus difficile fut celle qui suivit la seconde destitution du Président Aristide en 2014. La violence était telle que l’ONU envoya une mission de maintien de la paix.

Une fois de plus, le père Fréchette et son équipe durent improviser un job inattendu : négocier avec des ravisseurs.

« Je lui ai dit, “Tu es lâche. Vas-y, tue-moi,” » raconte le père, dont les yeux brillent en racontant le jour où il eut maille à partir avec un chef de gang et kidnappeur célèbre. « Je savais qu’il n’oserait pas parce qu’il serait liquidé dans les dix minutes. Tous ces bandits – j’ai soigné la tuberculose de leurs mères et les angines de leurs gamins. »

Pour le père Fréchette, ce genre de situation terrifiante est monnaie courante.

M. Louigene et lui pensent avoir négocié la libération d’au moins 80 victimes d’enlèvement. Neuf de leurs collègues ont été visés à bout portant par des cambrioleurs au cours des trois dernières années ; huit en sont morts.

Le père est capable de raconter les histoires les plus épouvantables en se délectant des épisodes tragi-comiques. Prière et humour noir sont son antidote au stress post-traumatique et au cynisme.

« Je suis prêtre, » dit-il en racontant une autre empoignade avec un tueur, « mes enfants de chœur, eux, n’en loupent pas une. »

Le 2 février 2007, le père Fréchette a été réveillé très tôt par un coup de fil paniqué. Une bagarre avait eu lieu entre les troupes de l’ONU et un gang à Cité-Soleil, des balles avaient traversé les murs de tôle ondulée de la bicoque d’une famille. Le père et la mère étaient blessés. Leurs deux fillettes avaient été tuées par des balles en pleine tête.

Le lendemain, le père Fréchette est allé rendre visite à la mère éplorée à l’hôpital. Elle l’a supplié d’aller retirer les corps de ses filles pour les inhumer.

Avec M. Louigene et plusieurs membres de son équipe, il s’est aventuré jusqu’à la grande morgue municipale.

Les corps débordaient des caissons. L’électricité était encore une panne. L’odeur de décomposition était insoutenable. Ils ont balayé la pièce avec des torches jusqu’à ce qu’ils trouvent les fillettes.

Au moment de les emporter, il a senti que les corps des autres l’appelaient. Leurs voix résonnaient dans son esprit : « Et nous ? Vous allez nous abandonner ici ? On ne compte pas pour vous ? Ni pour personne ? »

C’était un message de Dieu, il n’a aucun doute.

Jusque-là, sa tâche en Haïti étaient d’aider les enfants à éviter la mort. Il avait compris qu’il devait également les aider après la mort.

Je suis parti en larmes

M. Louigene tourne le volant de son pick-up avec la paume de main pour suivre le fourgon de cercueils. Le rosaire blanc accroché au rétroviseur oscille. Il y a un Smith & Wesson chargé dans la boîte à gants.

« On a tous besoin de quelqu’un pour nous enterrer, » dit-il en reprenant les raisons qui justifient son activité – inhumer des inconnus – avant d’être à nouveau interrompu par son portable. Une conversation qui s’étire depuis le début de la matinée.

« Si ça se trouve, si je meurs quelque part et que ma famille ne me retrouve pas, quelqu’un d’autre s’occupera de mes funérailles. »

La sonnerie de son téléphone est un doux battement de techno. Il retentit si souvent qu’on la prendrait pour une musique de fond. Il jette un œil sur le numéro et ne répond pas.

Sur la banquette arrière, trois collègues – toujours en combinaisons blanches – bavardent joyeusement et échangent des vidéos sur leur portable. Éprouvés par leur travail à la morgue, ils ont besoin de décompresser.

Derrière la vitre du côté passager, les aperçus du centre-ville en ruine font place à des monceaux de légumes en décomposition et de plastique. La caravane de la mort longe le plus grand marché de la capitale, où des foules de femmes attendent, accroupies près des déchets sous de larges chapeaux de paille, avec quelques rares produits.

Deux semaines plus tôt, M. Louigene et ses hommes sont venus y ramasser le corps d’une femme. Sans doute morte depuis trois jours. Sa robe était retroussée, elle avait les lèvres tuméfiées et les jambes écartées. Ils pensent qu’elle a été victime d’un viol collectif. Son ventre et ses cuisses dénudées étaient couvertes d’énormes cloques.

M. Louigene a diffusé la nouvelle sur une radio locale pour que sa famille l’apprenne et vienne récupérer sa dépouille. Personne ne s’est présenté.

Ce qu’on peut imaginer de sa mort violente, atroce, est terrifiant. Mais M. Louigene a vu pire.

Il a passé son enfance dans une bicoque en tôle du bidonville de Simon-Pelé. Il n’avait ni eau courante ni électricité et dormait à même la terre, sous le lit de sa mère. Il se souvient d’avoir eu tellement faim qu’il trempait la langue dans du sel et buvait de l’eau pour se remplir le ventre.

À 12 ans il a été témoin de son premier meurtre en allant jouer au foot avant l’école. Deux jeunes de son quartier accusés d’avoir volé ont été abattus à bout portant, littéralement exécutés. Deux mois plus tard, deux autres étaient tués, dont un de ses copains.

« J’étais là. Je ne pouvais rien faire, » dit M. Louigene qui s’est endurci, même si son comportement trahit une timidité d’enfant. « Je suis parti en larmes. Je suis resté enfermé chez moi pendant trois jours. »

Il avait 16 ans quand sa mère est tombée malade. Elle ne pouvait plus vendre de bananes au marché. Son père ayant disparu, il abandonna le lycée pour travailler et payer le loyer.

Après avoir tenté un peu de maçonnerie et de gardiennage, il atterrit dans une clinique dirigée par une mission et commença par le ménage et le soin des patients qui avaient le VIH et la tuberculose. C’est là qu’il rencontra le père Fréchette, bénévole et fraîchement diplômé en médecine.

Le père a tout de suite été frappé par son désir d’apprendre et d’aider les autres. Mais il a surtout été impressionné par sa compassion. À 19 ans à peine, M. Louigene accompagnait les malades et les blessés à la clinique pour qu’ils soient pris en charge, tel le responsable d’un chemin de fer souterrain conduisant dans un centre de soins.

Pour lui, le jour où le père Fréchette l’a embauché était un signe de la grâce de Dieu.

« Aujourd’hui j’ai du pouvoir, » dit-il. « Je peux remédier à certaines situations. Je viens en aide à beaucoup de gens. Ils ont du respect pour moi. Avant, ils n’en avaient aucun. »

La camionnette se fraye un passage dans Cité-Soleil, un bidonville qui longe le front de mer, considéré comme le plus pauvre et le plus dangereux de Haïti depuis des lustres. Construites à la fin des années 1950 pour les ouvriers de la canne à sucre, puis ceux des usines, ses petites bicoques en béton ont été peu à peu accaparées par un entrelacs de cahutes délabrées. Les canaux le long de certaines rues débordent de déchets. Des jeunes traînent sur des jetées en béton, assis sur leurs armes.

C’est dans ce bidonville que M. Louigene passe le plus clair de son temps – à ramasser les morts et essayer d’éviter que les autres meurent. Il a beau avoir vécu des décennies dans la mizè, il ne sera jamais anesthésié.

Fier comme Artaban, il tend la main vers une école de la fondation Saint-Luc, suivie par une série de maisons de béton fraîchement peintes que la fondation a données à des familles tirées au sort.

Ce travail exceptionnel a un prix. Il ne peut plus arpenter les méandres du bidonville sans créer une émeute – des bras le frôlent de toutes parts, des réclamations retentissent de tous les côtés. Souvent il débarque en moto-taxi pour qu’on ne reconnaisse pas sa camionnette argentée. Ce matin-là, un homme a bravé la circulation avant de s’allonger sur son capot en le suppliant de payer les frais de scolarité de ses enfants. Les gens l’appellent parce qu’ils sont malades, à sec, menacés, autrement dit, toute la journée, tous les jours.

« Les gens m’adorent dès qu’ils ont des problèmes, » reconnaît-il.

Arrivé au bout du bidonville, il finit par répondre au téléphone. C’est son petit garçon, Ralph Prince, 6 ans, qui l’appelle de Fort Myers, en Floride. Sa femme et son fils y ont déménagé deux ans plus tôt parce qu’un truand les a menacés à cause de son engagement.

« Tu as mangé quelque chose ? », demande-t-il en anglais sur WhatsApp. « Je suis content de te voir. »

Sa famille aimerait qu’il s’installe aux États-Unis – il aurait une vie beaucoup plus facile, il serait hors de danger, et surtout, ils vivraient ensemble.

Lui est déterminé à rester en Haïti avec le père Fréchette, il préfère veiller sur les vivants et les morts. « Si tout le monde s’en va, » dit-il, « le pays s’effondre. »

Vingt-cinq minutes après avoir quitté le funérarium, il arrive au pied de la chaîne des Matheux, une terre aride où poussent des cactus aux longs doigts osseux.

C’est une zone désolée, inhabitée, connue sous le nom de Titanyen, qui a hanté la psyché du pays pendant des décennies. Elle était synonyme de mal et de désespoir.

C’est là qu’on jetait les cadavres, et pas seulement ceux des plus démunis. La rumeur veut que le corps de victimes de la dictature Duvalier, qui a duré 29 ans, aient été abandonnés ici, au milieu des chiens sauvages.

Un monuments aux morts victimes du tremblement de terre de 2010 a été érigé non loin, là où des milliers de corps ont été inhumés dans la précipitation, au fond de longues tranchées. Suivis par les victimes du choléra.

La route de terre qui mène à la jolie pergola et au petit jardin soigné est surmontée d’un panneau en forme d’arche. Ayiti Pap Bliye, annoncent de grandes lettrines noires : « Haïti n’oubliera jamais ». Hélas, le premier P a glissé sur le côté, épuisé, et on lit : Ayiti Ap Bliye. « Haïti oubliera ».

Sept ans plus tôt, personne n’aurait oser s’aventurer hors de sa voiture ici. Aujourd’hui ces côteaux désertiques sont émaillés de milliers de cahutes qui ressemblent à des petites boîtes.

Titanyen a été absorbé par Canaan, terre promise auto-proclamée des victimes du tremblement de terre, mais aussi des profiteurs.

Deux mois après le tremblement de terre, le Président du pays, René Préval, a exproprié un immense pan de ce désert pour y bâtir de nouvelles communes. Aussitôt, son plan s’est transformé en une lutte digne de la conquête de l’Ouest. Des milliers de gens ont débarqué avec des pioches, des bâches et des piquets en bois, brandissant le décret du gouvernement imprimé comme s’ils avaient un permis de construction.

Aujourd’hui la ville, tentaculaire, comprend 250 000 habitants, et tous les mois naissent des chantiers qui la rapprochent du cimetière. M. Louigene est persuadé qu’on a construit des maisons sur des ossements.

Les nouveaux habitants ont commencé à s’insurger contre les anciens. D’accord, ils ont investi le cimetière, mais désormais ils y vivent et ils n’ont aucune envie de sentir ni de voir la mort continuellement.

Peu après après avoir passé le monument aux morts, M. Louigene quitte la nationale pour prendre une route rocailleuse qui monte. Arrivé au sommet de la crête, il est accueilli par un immense espace vert, de la taille d’une dizaine de terrains de foot.

C’est le cimetière de la fondation Saint-Luc.

Personne n’a fait le calcul exact du nombre de personnes enterrées ici. M. Louigene l’évalue en arrondissant grossièrement : 70 corps par semaine les huit premières années, 40 par mois depuis. Et beaucoup plus à Noël, une période où le père Fréchette ne compte plus le nombre de cadavres abandonnés qui s’amoncellent et pourrissent.

En tout, plus de 30 000, soit trois fois plus que la majorité des cimetières de guerre européens. Il n’y a pas de rangées de pierres tombales. Les seuls repères sont naturels : buissons, fleurs sauvages blanches, rochers et herbes coriaces grignotées par les chèvres.

Au loin les fossoyeurs brandissent leurs pioches au-dessus des taillis.

Ils sont quatorze à creuser, alignés sous le soleil de la mi-journée et vêtus de leur uniforme quotidien : T-shirt, pantalon et sandales en plastique. Ils triment depuis plusieurs heures pour faire 35 trous rectangulaires d’un bon mètre de profondeur, deux par deux, formant une longue ligne irrégulière. Au milieu, un homme est là, couvert d’une telle couche de poussière qu’on dirait un spectre.

Evilhomme Desboul a grandi dans le même bidonville que M. Louigene, et lui aussi a dû abandonner le lycée à cause de la misère. Il se dit matériellement pauvre, mais spirituellement riche. Il parle anglais et il a sur lui un livre de philosophie politique.

« On ne sait jamais quand on entrera dans l’éternité, » dit-il en regardant le fourgon blanc dont les hommes retirent la cargaison funèbre. « Un jour je serai comme eux. On n’est pas là pour très longtemps. »

M. Deboul a 33 ans et il a rejoint l’équipe des fossoyeurs dès ses début. Quand il a vu les cahutes pousser dans les alentours, il a décidé de s’attribuer un lopin de terre et de se construire une petite bicoque en bois. Un jour, en décembre 2013, une bande de policiers et de voyous armés a déboulé, détruisant les maisons et chassant les habitants en les intimidant.

Il a tout perdu, y compris ses chaussures de sport.

Aujourd’hui, au lieu d’être plus avancé, il est plus pauvre que jamais et mortifié de ne pouvoir aider sa mère, malade, à payer ses factures d’hôpital. Si elle mourait, il ne pourrait pas non plus lui offrir de funérailles.

« On a tous les mêmes problèmes, » dit-il

Les cercueils sont calés au fond de chaque trou par deux hommes de l’équipe Saint-Luc. S’il y en a un qui ne rentre pas, ils préviennent le chef, prennent une pioche et agrandissent le trou.

Ce jour-là, le père Fréchette est absent, alors ils privilégient l’efficacité. M. Louigene n’aime pas les manifestations publiques de dévotion. Il prie en silence.

Une fois tous les cercueils en place, les fossoyeurs les recouvrent vite de terre sous le regard de M. Louigene et ses collègues. Deux papillons jaunes tournoient autour de la tête couverte de poussière de M. Desboul. Des colombes se précipitent des taillis alentour. Le soleil brille au-dessus de l’océan bleu-vert à l’horizon.

Un jour pour les morts

Les cimetières délabrés de Port-au-Prince débordent de Haïtiens qui arrivent habillés en noir, en blanc et en violet, les couleurs des Guédés, la famille d’esprits vaudous qui veillent sur les morts. Les gens se réunissent autour de la croix noircie de l’esprit le plus puissant, Baron Samedi, en allumant des bougies et en offrant aux divinités leur boisson préférée, un alcool plein de piments rouges.

Nous sommes le 2 novembre, la fête des défunts, connue sous le nom de Fèt Guédé. C’est le jour où l’on se rend sur la tombe de ses proches, peu importe la date de leur mort.

Il est 16 heures, un convoi de véhicules traverse le cimetière de Saint-Luc en direction d’un carré de terre dégagé pour l’occasion.

On sort une table d’un camion avant de la couvrir d’une nappe blanche. On y pose une croix de bois flanquée de deux cierges.

Un membre de la fondation Saint-Luc a apporté quatre immenses pots de fleurs achetés le matin même au marché. Ils sont alignés au pied de l’autel. Les musiciens de la fanfa arrivent, tous vêtus de t-shirt noirs, et entament une valse funèbre alanguie.

De vastes nuages d’orage gris balaient le ciel, dont les contours sont illuminés par le soleil.

Des religieuses des Missionnaires de la Charité descendent d’un camion avec leur habit blanc cerné de liserés bleus, formant bientôt les premiers rangs improvisés de l’assemblée. De jeunes séminaristes se joignent à elle. Des habitants du quartier, dont un groupe de fossoyeurs, tournent autour.

Deux prêtres passionistes inaugurent la cérémonie avec des hymnes et des lectures. Le père Fréchette avance, vêtu d’une soutane blanche et d’une étole violette, couleur réservée aux ‘fêtes’ les plus importantes.

Il n’est pas d’humeur festive, pourtant. À l’hôpital il vient de voir arriver une fillette de deux ans, gravement blessée, qui a besoin de quatre opérations.

Comme si les fidèles avaient perçu sa douleur, ils se resserrent au moment où il commence son sermon, se blottissant autour de lui.

La journée n’est pas seulement celle des défunts que nous connaissions ou dont nous avions entendu parler, explique-t-il. Elle a une portée beaucoup plus ambitieuse car il s’agit de faire honneur à chaque personne morte, « depuis la toute première naissance humaine. »

« La sainte œuvre de ce jour des défunts, c’est de les embrasser tous ensemble, en une magnifique étreinte, et de les offrir à Dieu. »

Le père Fréchette n’a jamais vu de fantôme. Mais depuis qu’il enterre les corps abandonnés, les morts le hantent. Il pense que ce sont des âmes qui ont besoin qu’on les aide à quitter le purgatoire pour entrer au paradis.

C’est le jour où l’on visite la tombe des proches.

Le 2 novembre, les fidèles prient pour la purification de l’âme des morts, une tradition inaugurée au XIème siècle par saint Odilon, abbé de la célèbre abbaye bénédictine de Cluny.

Le père Fréchette reconnaît que le sens de cette tradition est difficile à comprendre. Pour lui, la prière s’apparente à la collecte des corps abandonnés dans les morgues.

« Nous devons arrêter ce que nous faisons, aller ailleurs, nous agenouiller, et délibérément, devant notre œil intérieur et notre œil extérieur, laisser la souffrance, les tourments, l’inimaginable entrer en nous, » déclare-t-il successivement en kreyòl et en anglais. « C’est là que nous pouvons confier à Dieu nos sentiments, nos espoirs, nos craintes. »

Le sermon est rythmé par les bruits du quartier. Un coq chante. Un enfant appelle sa mère. Un marteau écrase un clou en résonnant dans un chantier voisin.

Le vent chaud de la plaine soulève les extrémités de l’étole violette du père Frechette. Il demande à l’assemblée de répandre les fleurs sur les tombes anonymes.

La fanfare entame la mélodie enjouée et claironnante de « Papa Emmanuel ». Le prêtre est particulièrement sensible à l’hymne haïtien depuis qu’il a entendu M. Louigene le chanter en transportant des corps ; il y mettait tant de passion qu’il avait les veines du cou saillantes.

Les paroles semblent avoir été écrites pour ce site naturel – du moins, tel qu’il était avant.

Au-delà de la montagne est une vallée

Qui sera ma demeure éternelle.

Les fidèles se dispersent, armés de bouquets de chrysanthèmes jaune pâle et de tournesols resplendissants. Ils déposent des tiges çà et là suivant leur envie. Certains sont restés près de l’autel, dansant au rythme de la musique. D’autres s’éloignent.

Il n’y aura jamais assez de fleurs pour couvrir toutes les tombes anonymes du cimetière.

Le père Fréchette avance d’un pas déterminé, enjambant les arbustes avec ses bottes de travail poussiéreuses pour répandre de l’eau bénite. Ses deux frères en religion dispersent de l’encens en balançant un encensoir en métal. Ensemble, ils reconsacrent le cimetière, terre promise des défunts.

Les 35 tumulus de la dernière inhumation forment deux longues parallèles que l’on aperçoit derrière l’autel. C’est là que le petit Mackenley repose.

Son père, Junior Joseph, s’était promis d’assister à la cérémonie en demandant à M. Louigene de l’emmener. Il pourrait enfin se recueillir et avoir l’âme en paix. Il n’a pas eu le courage.

Une religieuse en habit blanc s’arrête devant un tumulus et plante des chrysanthèmes jaunes sur la partie bombée, délicatement, comme si elle caressait le front de l’enfant.

Apaisé, M. Louigene s’agenouille dans l’herbe. Il croise les bras, incline la tête et prie pour tous ceux qu’il a inhumés, et aussi pour ceux qu’il n’a pas pu inhumer.

C’est le jour où l’on visite la tombe des proches.

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Les héros de la rue de l’Enterrement

Catherine Porter Photos & Video : Daniel Berehulak Jan. 3, 2018
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