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En guise de vœux : contre précarité et « gwo gonm », faire vivre le discours critique Bloc-notes

jeudi 11 janvier 2018

National -

L’année deux mille dix-sept passe déjà pour l’une des plus meurtrières de notre histoire culturelle. Elle aura tué poètes, musiciens, chercheurs, producteurs honnêtes et talentueux de biens culturels.

Elle aura emporté aussi nombre d’anonymes, peintres en bâtiment, agriculteurs, chômeurs… Il y a tous ces morts qui n’ont pas eu les moyens ni le temps de construire une légende, de prendre rang dans l’imaginaire. Une pensée pour ceux qui trouveront à peine la place d’un nombre dans les statistiques des conséquences de la pauvreté. Deux mille dix-huit ne commence pas mal. Une grande artiste, une intellectuelle doublée d’une militante, et des victimes des intempéries dont les noms ne nous disent rien, mais dont les vies étaient précieuses.
Une pensée aussi pour les vivants pour lesquels on ne voit pas pourquoi l’année qui vient serait meilleure que la précédente. L’Histoire nous jette dans un présent en déficit de repères collectifs. Le rêve d’une construction sociale fondée sur l’idée d’une justice pour tous établissant les conditions réelles de l’épanouissement personnel de chacun a pris de rudes coups. On annonce même sa mort. En parler devient suspect. Un tel rêve suppose une conscience de l’inacceptable, un mal être intérieur et une espérance incompatibles avec des données, des pratiques, des structures de l’état du monde. Or, aujourd’hui, tout est compatible, acceptable. A partir du moment où cela ne me touche pas personnellement. Et je me rebiffe, je donne dans l’injure, je serais peut-être même prêt à tuer, et pas seulement symboliquement, tout porteur d’un discours qui dérange la tranquillité de ma reproduction.
La précarité a fait cela, cette sauvagerie ordinaire qui fonde tout sur l’appropriation privative, qui réduit tout, même les relations dites affectives, à une idée de profit, de gain, de « réussite », de consommation frénétique de la vie. Au travail, on fera l’économie de la « souffrance éthique » pour être bien vu. Dans les relatons interpersonnelles, on sera servile, rusé. Même l’amour est devenu un service à la clientèle. Le collègue est devenu un ennemi. On souhaite que le malheur vienne le frapper. C’est lui ou moi, alors mieux vaut que ce soit lui. La construction de soi comme sujet dans une relation de sincérité avec l’autre et un idéal est devenue la chose la plus difficile, la plus improbable. Et on a vite recours à la violence verbale – mais elle n’est qu’un début, la suite peut être plus dure – quand on se sent menacé parce que lu, compris. On assassinerait le lecteur du livre de nos pratiques. C’est par ce lecteur que le scandale arrive.
Et la précarité conduit au règne des « gwo gonm ». Interprétation primaire de tout refus de toute pensée élevée, nuancée, considération que toute critique, serait-elle amicale, est l’expression d’une animosité, voire d’une haine. C’est moi contre le monde, qui n’est pas avec moi est contre moi. Une pensée « gwo gonm », comme on disait autrefois. Épaisse. Sans élégance. Dans la vie privée, la gestion de l’entreprise, les affaires publiques. On révoquera à la tête d’un média d’Etat un intellectuel préoccupé par la distribution des biens symboliques à tous. Gwo gonm. On fera d’une télévision publique télé président (on y voit si souvent son visage qu’on pourrait croire qu’Haïti n’a qu’un seul habitant, pourtant, c’est une évidence que la transformation des médias d’Etat en véritables services publics ferait entrer positivement dans l’Histoire le directeur général et le gouvernement, et leur donnerait une image plus démocratique). Gwo gonm. On n’acceptera aucune critique d’un ami, d’un conseiller qui se transformeront vite en ennemis d’avoir suggéré que telle chose pourrait peut-être se faire autrement. Avec moi ou contre moi jusque dans mes bêtises. Gwo gonm.
Personnellement je connais la haine que peut susciter le discours critique qui alimente le travail d’un romancier réaliste. Décrire l’injustice, c’est « jeter de l’huile sur le feu ». Reconnaître le droit à la révolte, c’est promouvoir « la haine sociale ». Interroger et décrire les mécanismes psychologiques et idéologies de la représentation sociale, la tension des rapports de domination de race, de genre et de classe et stratégies de promotion, jusque dans les rapports affectifs, dans un contexte de dépendance renforcée, c’est être « anti jeune », « raciste ». Je me dis que si je n’avais pas des amis sincères, des gens qui me connaissent et m’aident à rester humain par leur confiance et leurs critiques, ce ne serait pas facile d’habiter mes convictions et de continuer à parler. Tantôt Beria, tantôt Barbe-bleue, que n’ai-je pas entendu sur ce moi inventé. Les stratégies de disqualification sont nombreuses. Ce qu’il faut absolument tuer, par le « zen », l’injure et la caricature, c’est le discours critique. Parties fines, exploitation sauvage, incohérence doctrinale, domination, stratégies de promotion frisant la barbarie, personne ne veut être emmerdé, il faut simplement jouir du monde. « Et qu’on ne me pose pas de questions ! Je suis moi, et mon moi échappe à l’analyse ». Si quelqu’un de connu, donc de relativement protégé, doit faire face à des réactions aussi violentes, je me dis qu’il doit être terrible pour quelqu’un qui ne dispose pas d’un minimum d’autonomie économique, d’un rien de pouvoir symbolique, de s’exprimer, d’assumer une position critique. Quelle pression doit subir une jeune fille qui voudrait parler de liberté au sein d’une « secte » ou d’une « église » ? Un jeune cadre venant d’être engagé par une grande entreprise et qui pense aux conditions des travailleurs ? Un jeune artiste (jeune justement) qui aurait un regard critique sur l’arbitraire des réseaux de connexion et de reconnaissance dans le domaine culturel ? Un jeune citoyen, une jeune citoyenne qui trouveraient des choses à dénoncer, défaire, refaire, dans leur sphère d’activité, leur milieu social, voire l’ensemble de la société ? Il faut se coucher, s’aplatir, laisser jouir les puissants, les connectés. Applaudir leur bonheur, leurs exhibitions.
C’est la possibilité même de la critique qu’on veut tuer. Par tous les moyens. En l’attaquant. Et si l’on devait passer son temps à répondre aux attaques, on y perdrait son énergie. Alors, que faire ? En ce début d’année, renouer avec les pratiques de groupe à petite échelle. Pour échapper à la solitude qui désarme et déprime sans pour autant trahir ses convictions. A trois, à quatre, dix, vingt. Peu importe le petit nombre. Continuer. Vivre, lutter, ce n’est pas comme ces best seller qui prétendent nous dire comment se faire des amis. C’est cette énergie critique qu’il faut renouveler en cette année qui vient. Pour, modestement, selon les mots de Zola, se « hâter d’être juste » et donner « un petit coup d’épaule à la société ».
Ça me fatigue ou la paresse éthique
Et si ta façon de diriger l’établissement scolaire que tu diriges était un peu archaïque et qu’il y avait quelque chose à repenser ? Ça me fatigue, toutes ces histoires de pédagogie, de théories de l’apprentissage.
Et si, toi, étranger qui viens ici sous prétexte d’aider, tu essayais de penser à quelle idéologie tu obéis dans ta façon d’y mettre les pieds, à quoi tu participes vraiment, qu’est-ce que tu reproduis ou modifies ? Qu’est-ce qui modifie tes choix, tes actes ? Quelle connaissance véritable as-tu du réel ? Ça me fatigue toutes ces questions. Je jouis de ma présence, et voilà tout.
Et si, toi, au sommet de l’échelle sociale, tu te posais la question de ton rapport avec l’ensemble de la société ? Ça me fatigue, toutes ces questions. Je fais des affaires, et voilà tout.
Et si, toi, créateur, tu te posais la question de la petite place de ta production ou de ton œuvre, de ses idées et de ses formes, dans le grand débat sur l’humain, sa réalité, son avenir ? Ça me fatigue toutes ces questions entre éthique et esthétique. Je fais « de l’art », et voilà tout.
On pourrait multiplier la liste. Tout effort de penser son positionnement, son action, son être dans la distribution générale des pratiques et des structures fatigue. C’est le règne de la boulimie. De quel droit venez-vous m’emmerder dans mon existence en me demandant de m’interroger sur la place de mes actes et positions dans les rapports de domination (racisime, exploitation, exclusion) ? Mon rapport au monde est la jouissance. Je suis venu(e) au monde pour prendre. Pas dans le sens où Beethoven disait : « Je voudrais étreindre le monde ». Ce serait déjà un généreux romantisme désirant tout sentir, tout explorer du possible humain. Mais dans le sens plus gourmand, plus vulgaire de ma satisfaction comme finalité de ma présence. « Je suis comme je suis, je fais comme je fais, et je n’ai rien à justifier ». Vivre avec l’autre, c’est pourtant toujours avoir quelque chose à justifier. Puisque ce qu’on fait tient d’un choix. On n’est pas loin du retour à l’animalité quand on refuse de se poser la question son rapport à ses propres choix. C’est bien si l’on veut éviter des troubles du sommeil, faire l’amour avec son ou sa partenaire, manger et boire. Mais qu’est-on à la fin sinon un petit ou grand ogre plus ou moins repus qui n’a plus qu’à se dire : ah, que le monde est beau et que j’ai bien vécu ?
Les vieux, on peut comprendre. Mais quelle tristesse de voir des « jeunes » jouissant d’avantages certains être si vite fatigués quand on leur demande d’analyser leurs pratiques !

Antoine Lyonel Trouillot
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