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Lorsque l’autre n’est plus qu’un présent sans passé

jeudi 18 janvier 2018

National -

Le président américain affirme ne pas avoir dit qu’Haïti et tels autres pays étaient des « shithole countries » [des pays de merde]. Qu’est-ce qui parle dans ces mots ? Deux choses.

La première : un mépris de l’Histoire entretenu depuis plusieurs siècles par des procédés et procédures d’occultation. Faire l’économie du processus tout en canonisant le cliché. L’autre se trouve réduit à une sorte de présent sans passé.
Si l’on cherche les causes des « malheurs » d’Haïti, il faut compter les effets désastreux de l’Occupation d’Haïti par les forces américaines de 1915 à 1934 : l’appauvrissement de la paysannerie ; la centralisation et la création de la République de Port-au-Prince ; la mise en place d’une armée répressive qui ne livra la guerre qu’en interne contre les forces progressistes ; l’accentuation des préjugés de race et de couleur ; l’appauvrissement de l’État car c’est la trésorerie haïtienne qui a supporté le coût financier de l’ occupation.
Comment devient-on Haïti ? Comment, noire, solitaire, frappée d’ostracisme, Haïti a-t-elle pu survivre dans la première moitié du XIXe siècle ? Comment doit-on se battre pour exister quand on est Haïti ? Oui, ce qu’il y a d’offensant, c’est d’abord le silence qui a rendu possibles toutes les caricatures. Et sur le silence, aucune société occidentale ne peut prétendre à l’innocence.
Mais, tout pays ayant sa part d’héroïsme et de ridicule, de bêtise et d’intelligence, de réactionnaires et de progressistes, Haïti, comme les autres pays que le président américain dit n’avoir pas traité de « shithole countries », n’a pas à convaincre le monde qu’elle mérite mieux que cette épithète. Aucun pays, même pas les États-Unis que d’aucuns jugent arrogants, obèses, haut lieu de l’obscurantisme et de l’individualisme barbare, ne mérite pareille réduction. Il n’y a pas deux humanités. Je n’ai donc rien à expliquer.
C’est de préférence à l’Occident-Chrétien-Blanc-Capitaliste d’expliquer à lui-même et au monde par quel processus de déshumanisation, dans la course au profit et la reproduction de l’inégalité à l’échelle mondiale, il n’en finit pas d’épuiser sa valeur morale jusqu’à produire des leaders pour lesquels il n’y a que deux types de société, et à l’intérieur des sociétés deux types d’individus, deux notions pour juger les humains et le monde : la réussite et l’échec.
Et la deuxième chose qui parle dans le discours du président américain, gardien de l’empire et son premier porte-parole, c’est cette logique du puissant s’arrogeant le droit de dire tout et n’importe quoi à propos de celui qu’il considère comme faible ou subalterne, et de lui dire n’importe quoi. Il n’y a plus que les minorités et les pauvres auxquels on demande aujourd’hui de faire attention à ce qu’ils disent. Il est facile de parler des dérives de Donald Trump, d’isoler son propos et n’en laisser qu’à lui la responsabilité. Le propos est raciste, tous les occidentaux ne sont pas racistes. Mais dire n’importe quoi est plus courant qu’on veut l’admettre. « Ça me fatigue », « ça m’emmerde », « ne viens pas me déranger dans mon train de vie, ma façon d’être ».
Au-delà du racisme, c’est aussi le positionnement qu’il faut interroger. L’autre qui n’occupe pas ma position au sommet de la hiérarchie de classe, de race, de culture, est toujours de trop quand il se manifeste, qu’il vienne avec sa pauvreté, ses doutes, ou ses questions. Je peux choisir de l’accueillir ou de le repousser, de lui faire l’aumône ou de lui mettre une baffe. Lui n’a qu’à se soumettre et accepter le sort dont je décide pour lui. De l’employé(e) d’ONG au chef d’État, en passant par le missionnaire et le coopérant, c’est la posture dominante, le droit de qualifier l’autre. La compassion peut ainsi venir du même lieu que l’injure. De personne à personne, d’État à État, les riches, les puissants, dans toutes les formes de pouvoir (symbolique, statutaire, économique, social) chantent aux autres leur « let me be ». Le racisme est la posture exacerbée, heureusement loin d’être partagée par tous, de ce droit à jouir du monde sans être dérangé que réclament les puissants.
La majorité de ceux qui ont élu le président Trump l’ont élu pour qu’il dise ce qu’il dit n’avoir pas dit, pour faire ce qu’il fait. Aujourd’hui, qu’exprime la démocratie formelle ou représentative ? Dans certains cas, la fin du politique, lorsque tel est élu par défaut d’idéologie. Dans d’autres cas -et c’est Trump - que la politique ne consiste plus qu’à veiller au grain des riches, préserver les privilèges, maintenir l’ordre sans le masque de la politesse. Ceux qui voulaient du sans complexe et du désinhibé n’ont plus matière à se plaindre, ils en ont maintenant pour leur compte.
Le grotesque, le pédant, le vulgaire, l’impudence et l’outrecuidance, le « je suis riche et heureux, et toi fous-moi la paix », nous l’avons aussi connu en Haïti avec la présidence de Michel Martelly, amateur d’injures et d’insultes, ex roi de carnaval qui savait s’exhiber torse nu et petite culotte. Pour l’histoire, au premier décompte il n’était pas gagnant. Puis sont intervenues les organisations internationales et les ambassades occidentales pour lui permettre de participer au second tour.
Peut-être qu’en Haïti comme ailleurs – en cela, riches ou pauvres, les pays se ressemblent de plus en plus - certains dirigeants (ne) seraient (que) les rejetons monstrueux de la « démocratie » quand celle-ci disparaît dans les égouts du spectacle et du management, sinistres clowns du libéralisme triomphant et sauvage, jouisseurs au service des puissances d’argent !
Ce que j’ai entendu dans ce que le président américain dit qu’il n’a pas dit, c’est une voix autorisée d’un monde, d’un système. C’est à ce monde, à ce système d’expliquer, au-delà de la référence à la personnalité de tel ou tel, comment cette « école de valeurs » qu’il prétend être en est arrivée là.

Antoine Lyonel Trouillot
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