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La bande de Gaza au bord de l’asphyxie

mercredi 21 février 2018 par Charles

Salaires impayés, manque de liquidités, explosion de la pauvreté : tous les voyants sont au rouge.

Abdallah Haniyeh traîne sa carcasse massive entre les rayons d’une supérette de Gaza. Il tient une feuille manuscrite où il a consigné la vingtaine de produits importés qu’il voudrait proposer au gérant de l’enseigne. Shampooing, dentifrice, mouchoirs, produits détergents : ce lundi, le marchand n’écoulera rien. La machine à moudre le café bourdonne dans le vide. Pas un seul client dans la supérette. Il y a un an, Abdallah Haniyeh avait quatre employés. Aujourd’hui, il envisage de renvoyer le dernier. « La situation est catastrophique. Depuis quatre mois, je n’ai pas vendu un seul chargement. On a beaucoup de produits, mais pas un acheteur. » L’un de ses amis commerçants a cédé son affaire pour rembourser des crédits bancaires. Au moins a-t-il échappé à la prison.
La bande de Gaza ne s’effrite pas, elle s’effondre. Secteur après secteur, famille après famille, entraînés vers le fond. Les observateurs en sont persuadés : déjà accablé par trois guerres et le double blocus égypto-israélien en vigueur depuis 2007, année de la prise du pouvoir par le Hamas, le territoire palestinien s’approche du fossé.

La dégradation s’accélère depuis la fin de l’année 2017 à un rythme qui alarme les responsables militaires israéliens. Tous les voyants sont au rouge. Gaza ressemble à une expérience inédite en laboratoire, dont la finalité semble être de mesurer la résilience de 2 millions de cobayes vivant sous une cloche hermétique.
La nouveauté du moment, la voici : l’argent a disparu. Avec un taux de chômage de 50 %, il a toujours brûlé les doigts. Mais, cette fois, l’embolie guette. La réconciliation impossible entre factions palestiniennes ennemies – le Fatah du président Mahmoud Abbas et les islamistes du Hamas –, l’absence d’un véritable gouvernement à Gaza, la réduction de 30 % des salaires des fonctionnaires par l’Autorité palestinienne depuis mars 2017, le blocus, l’offensive de l’administration Trump contre l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) : tout cela contribue à la crise de liquidités.
Le désespoir et la peur règnent. Les gens n’achètent plus que le strict minimum, juste assez pour manger et survivre. Les commerçants n’arrivent pas à rembourser leurs dettes. Les rideaux métalliques tombent. « Le volume des chèques en bois a atteint 30 millions de dollars [24 millions d’euros] ces trois derniers mois, avertit l’analyste Omar Shaban. Dans une très petite société comme la nôtre, c’est beaucoup d’argent. »
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Dans le secteur de la construction, cinquante entreprises ont fermé depuis un an, et des dizaines d’autres pourraient connaître le même sort, selon Alaa Eddine Al-Araj, le chef du syndicat des entrepreneurs en bâtiment. « Il y a quatre mois, dit-il, on était optimiste sur le fait que l’Autorité palestinienne allait prendre le contrôle du territoire, que les matériaux allaient entrer dans Gaza sans restrictions, que les doubles taxes qu’on payait s’arrêteraient. Le rêve s’est évanoui. »
Le Hamas et le Fatah se rejettent la responsabilité de cette réconciliation ratée. De nombreux chantiers sont interrompus. La faute n’en incombe pas seulement aux factions palestiniennes. Israël asphyxie l’économie en maintenant une liste de milliers de produits interdits ou limités, sous prétexte qu’ils pourraient servir à un usage militaire. Or, ces restrictions n’ont pas empêché le Hamas et le Jihad islamique de construire de nouveaux tunnels, note Faysal Shawa.
« Absence de confiance »
Cet homme affable possède des entreprises de BTP, une fabrique d’asphalte, une autre de briques. Il est aussi au conseil de la Bank of Palestine. La crise de liquidités vient, selon lui, de la situation politique et des réticences internationales à développer des projets ambitieux. « Il y a quelques jours, on pensait avoir une quatrième guerre, soupire-t-il, en référence à l’escalade militaire survenue le 17 février, après que quatre soldats israéliens ont été blessés par un engin explosif en lisière de la bande de Gaza. L’absence de confiance joue un rôle majeur. »
Faysal Shawa dresse un bilan sévère de l’ère du Hamas au pouvoir. « Ils ont tout détruit, ils prospèrent encore, et Israël les aide », dit-il accusateur, estimant que l’Etat hébreu se fait complice du mouvement islamiste en ne levant pas le blocus sur les biens et les personnes.
Les deux filles de l’entrepreneur sont installées aux Etats-Unis, où il avait fini ses études d’ingénieur, à l’université de Memphis. La famille a le privilège de l’exil choisi. L’écrasante majorité des Gazaouis est clouée au sol, condamnée à la misère.
Lundi 19 février, une scène stupéfiante a eu lieu dans la cour de l’hôpital Al-Shifa, à Gaza. Devant des camions pleins à ras bord d’assistance humanitaire, l’ambassadeur du Qatar en Cisjordanie était venu annoncer une bonne nouvelle, enfin. L’émirat a dégagé une nouvelle aide d’urgence, à hauteur de 9 millions de dollars, pour sauver le secteur de la santé, à court de combustible et de médicaments.
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Pourtant, l’invité est reparti, après son discours, dans la confusion et sous les invectives. Un père de famille aux yeux exorbités hurlait sa rage devant le 4 × 4 du diplomate, en brandissant son fils apeuré. Le personnel chargé du nettoyage dans le secteur hospitalier arrachait des affiches représentant l’émir Al-Thani, accrochées sur les flancs des camions du convoi qatari, contenant de l’aide d’urgence. En grève depuis neuf jours, sans salaire depuis plusieurs mois, ils espéraient que le Qatar les sauverait, puisque l’Autorité palestinienne les ignore. « On est 850 à faire grève dans notre secteur, explique Shaadi Al-Khaldi, 42 ans. On ne touche plus aucun salaire de Ramallah, depuis le début de la réconciliation entre factions, à l’automne. »
Ce processus est au point mort. L’Egypte vient d’accueillir une nouvelle délégation du Hamas, au Caire, pour tenter de relancer les pourparlers. En attendant l’improbable, cet employé, père de sept enfants, doit emprunter à son père et à des amis pour manger. « J’ai arrêté d’acheter de la viande et des fruits. »
Dans l’enceinte de l’hôpital, le docteur Ayman Al-Sahbani, chef des urgences, dresse un tableau apocalyptique de la situation. Il manque 45 % des stocks de médicaments. « On a reporté 350 opérations, toutes celles où la vie du patient n’est pas en danger immédiat. » Il n’y a pas un lit de libre, car d’autres centres hospitaliers ont drastiquement réduit leurs activités, faute de combustible pour l’électricité.
En janvier, à l’hôpital Al-Shifa, quatre bébés nécessitant des soins intensifs sont morts. « C’est un désastre. Les Israéliens sont devenus fous, dit le docteur. C’est dangereux pour eux, cette génération de jeunes qui sont prêts, ici, à mourir, parce qu’ils n’ont rien vu de positif en onze ans de blocus. »
Chantage américain
Dans la bande de Gaza, il existe un filet au-dessus du vide : l’UNRWA. C’est l’Etat de fait, dans ce territoire à l’agonie. La décision de Washington de geler une partie de sa contribution mais aussi sa volonté de remettre en question la définition du réfugié palestinien – et donc la vocation même de l’UNRWA – dessinent de sombres perspectives. Et ce, alors que les besoins n’ont jamais été aussi criants. « Parmi les 1,3 million de réfugiés dont on est responsable ici, souligne Matthias Schmale, le directeur des opérations à Gaza, on a constaté une hausse du taux de la pauvreté de 15 % en deux ans. » Soit 77 % de cette population aidée sous le seuil de pauvreté. Et il manque un tiers du budget 2019 pour le boucler.
Le responsable de l’UNRWA craint les « conséquences dramatiques » des coupes américaines, de nature « très clairement politiques », à partir du second semestre 2018. « Les Américains nous ont dit que ce sera zéro dollar pour l’aide d’urgence, si l’Autorité palestinienne ne revient pas à la table des négociations [avec les Israéliens]. » Le premier domaine concerné par ce chantage est l’aide alimentaire, dont bénéficient un million de Gazaouis. « On peut assurer la nourriture jusqu’à la fin juin », prévient ­Matthias Schmale. Le spectre d’émeutes de la faim se dessine. D’une voix douce, il lâche : « La déstabilisation de l’UNRWA pourrait être l’allumette qui déclenche le feu. »
Abbas devant le Conseil de sécurité
Le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, devait prendre la parole, mardi 20 février, devant le Conseil de sécurité de l’ONU, afin d’appeler à une nouvelle mobilisation internationale en faveur de la paix avec les Israéliens. Depuis la reconnaissance unilatérale de Jérusalem comme capitale d’Israël par le président américain, Donald Trump, le 6 décembre 2017, le dirigeant palestinien rejette la médiation exclusive des Etats-Unis. Il appelle de ses vœux un nouveau format multilatéral, sans écarter une participation américaine dans ce cadre. La direction palestinienne souhaite aussi dénoncer la colonisation israélienne et les crimes commis pendant les guerres à Gaza devant la Cour pénale internationale.


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