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Dany Laferrière

« En Haïti, l’Etat policier est le premier lecteur des poètes »

mercredi 21 mars 2018 par Charles

L’écrivain, membre de l’Académie française, était l’invité d’honneur de la troisième édition de Lire à Douala, début mars, au Cameroun.

L’offre littéraire est si rare à Douala, capitale économique du Cameroun, que la tenue d’une manifestation de qualité avec pour invité d’honneur Dany Laferrière (64 ans), prix Médicis pour L’Enigme du retour (2009), est un événement en soi. Pour sa troisième édition, du 5 au 8 mars, Lire à Douala, organisé par l’association du même nom, recevait l’écrivain haïtien aux côtés de Simon Njami, de Djaïli Amadou Amal et de Muriel Samé Ekobo.
Pendant quatre jours, des échanges avec le grand public et des lycéens ont eu lieu dans différents quartiers de Douala, tandis qu’une librairie éphémère proposait plus de 2 000 ouvrages à 1 000 francs CFA le kilo (1,50 euro). Lors de la rencontre organisée à la Galerie MAM le 5 mars, la deuxième personnalité noire à entrer à l’Académie française après Léopold Sédar Senghor, a partagé avec humour et générosité son goût pour la littérature et est revenu sur son itinéraire. Florilège.
A comme Alphabet
« Quand on est écrivain, il faut nettoyer le vocabulaire pour redonner à ceux qui souffrent réellement la légitimité de leur douleur. Je ne peux pas dire que j’ai souffert. Même l’usine n’a pas été une souffrance. Je n’aurais jamais pu écrire avec l’urgence qui a été la mienne si je n’avais pas en tête qu’il me fallait en sortir. Seul l’alphabet pouvait me le permettre. »
B comme Baldwin
« Dans ma constellation d’écrivains, il y a cinq B : Borges, Basho, Bukowski, Boulgakov et Baldwin. Ces écrivains sont extrêmement différents et en même temps semblables par un trait simple, l’élégance. Aucun d’eux ne s’apitoie sur son sort. Quand, par exemple, Bukowski dit que parce qu’il a connu les prisons et les hôpitaux il faudra lui “donner du Monsieur”, on sent l’élégance, ce n’est pas quelqu’un qui vient pleurer. Avec Le Maître et Marguerite, Boulgakov a changé sa propre tristesse en joie pour les autres. Baldwin était atteint d’une maladie mortelle : une intelligence hyperbolique dans l’espace le plus répressif des Etats-Unis, Harlem. Imaginez, l’Amérique a été pensée par un jeune Noir de Harlem, homosexuel, chétif, aux yeux globuleux. Il a pris toute cette disgrâce physique et l’a convertie en quelque chose à laquelle l’Amérique ne s’attendait pas : une intelligence qui pense le monde. Basho, ce poète japonais, est magnifique. Il a écrit des poèmes extraordinaires de simplicité qui, en trois vers, peuvent changer la couleur du jour. Enfin Borges, le maître que je compare aisément à Homère : c’est le plus grand styliste de notre époque. »
D comme Dictature
« Celui qui contrôle vos émotions vous contrôle. Si vous vous levez chaque matin et que vous vous énervez contre le président, vous avez un maître. Vous ne pouvez pas lui donner la meilleure partie de votre vie, votre meilleure énergie. Toute forme de pouvoir – même conjugal – veut vous absorber. La francophonie, le racisme, peuvent être cela aussi. Le militant se lève tous les matins pour aller manifester. Il va vous rendre libre. Mais ce n’est pas normal d’être obligé de combattre pour vivre. Si vous mettez tout le monde en situation de corvée idéologique, de militantisme trépidant, alors vous faites de la vie une lutte. Or la vie, c’est une joie ! Il faut quand même que quelques personnes se sacrifient à être heureux ! La dictature est une monoculture pour que vous n’ayez plus la mémoire de la diversité, du mouvement de la vie, de l’énergie trépidante. »
E comme Exil
Certains font de cet exil un désastre, d’autres s’en nourrissent pour créer. L’exil du temps est plus terrifiant que celui de l’espace ; ce qui m’a toujours amené à discuter de cette notion. Moi, à 23 ans, on a apposé ce mot à côté de mon nom. Mais on ne peut pas être exilé à 23 ans. A cet âge-là, on est en voyage, on arrive dans un pays seul. Mon père fut exilé, moi-même, plus tard, j’ai fui la dictature Duvalier. En réalité, c’est ma mère qui était en exil de nous. Elle est restée dans le même territoire, mais avec une absence. Moi, je bougeais sans cesse, cela distrayait ma douleur. Un exilé, c’est quelqu’un qui arrive avec femmes et enfants, à 50-60 ans, et qui doit immédiatement trouver du travail, et qui est happé par l’urgence de se sacrifier pour ses enfants. C’est ça le véritable exil : être exilé de la vie. »
F comme Français
« Comment faire pour que le français soit une langue-monde et pour que l’Académie française prenne en considération les évolutions de la langue française en dehors de l’Hexagone ? C’est une question importante. Je siège à la commission du dictionnaire de l’Académie française, où beaucoup d’efforts vont en ce sens, mais il faut reconnaître que cela n’arrivera pas vite. Vous savez, c’est seulement dans les années 1980 que la première femme, Marguerite Yourcenar, est entrée à l’Académie française, et le combat fut sanglant ! Claude Lévi-Strauss avait alors dit qu’on ne pouvait pas accepter de femme parce que sinon on ne pourrait plus parler entre hommes librement. Quel argument ! Maurice Druon, qui était le secrétaire perpétuel, avait demandé : si on laisse entrer les femmes, la prochaine fois, ce serait quoi, les Nègres ? En effet ! Senghor est entré quelque temps plus tard. Quant à moi, je ne passe pas mon temps à expliquer pourquoi j’écris en français. Lorsqu’on débat de la créolité, j’écris un livre Je suis un écrivain japonais. A une époque où on valorise l’activité, je publie L’Art presque perdu de ne rien faire. Je n’écris pas sous la commande du débat présent. La langue française, ce n’est pas une personnalité que l’on doit toucher ou pas toucher, mais une énergie qui circule. Elle est ce qu’on en fait. C’est le même vocabulaire, la même grammaire pour tout le monde, mais tout le monde n’écrit pas comme Céline ! Un grand nombre de livres, de réflexions peuvent être ridicules ; d’autres peuvent être exceptionnels. »
H comme Haïti
« Je ne parle jamais d’Haïti dans mes livres mais de ma mère, de ma grand-mère, de la vie à Petit-Goâve, où j’ai passé mon enfance à observer le ciel avec ma grand-mère. Le monde que nous habitions était fait de constellations et de métamorphoses. Ma grand-mère me montrait les étoiles, la Petite Ourse, le Chien… et j’étais perdu dans ce monde-là, celui de l’universel. J’étais habité par le ciel. C’est en arrivant à Port-au-Prince que j’ai appris qu’il y avait des Noirs. Première nouvelle ! Je pensais que c’étaient des humains. Et que c’étaient des Haïtiens, qui subissaient une dictature. J’étais retombé sur le sol. Je n’ai jamais emmagasiné vraiment cette notion artificielle de pays, au point que si je parle d’Haïti, c’est toujours sur des personnes et des événements de détail. »

I comme Immigration
« On dit aux immigrés qu’ils doivent vivre comme on fait dans le pays où ils viennent d’arriver. C’est une erreur. En les poussant à cela, on les pousse à vivre une nouvelle condition de misérables, à avoir des limites, des frontières. Et on les empêche d’apporter quoi que ce soit de neuf. On devrait, au contraire, les inviter à vivre comme chez eux. Quand je suis arrivé à Montréal, j’ai retrouvé la liberté de l’enfance. J’ai voulu vivre comme je le faisais à Port-au-Prince, ralentir malgré l’usine, et c’est ainsi que j’ai repris la chose la plus lente qui soit, l’écriture. »
P comme Poésie
« On dit qu’un Haïtien, pour légitimer son existence, doit produire au moins un recueil de poèmes. En Haïti, la seule subvention que l’Etat donne à la poésie, qui est l’art majeur, c’est quand il n’arrête pas un poète ! L’Etat policier est notre premier lecteur. Et il nous lit très attentivement. »
V comme Vaudou
« Les deux pays de la Caraïbe qui ont un lien très profond avec l’Afrique sont ceux qui ont fait la révolution, Cuba et Haïti. Les Haïtiens disent toujours qu’ils sont les Nègres de Guinée et que leur culture spirituelle vient du Bénin. Le lien est extrêmement fort, il est tissé dans la vie quotidienne, il est porté par le peuple. Il a été fondamental lors de la révolution. Et il a été beaucoup plus subtil qu’on ne le croit. Parce que pour faire la guerre contre Napoléon, il a fallu organiser une armée. L’une des choses qui ont permis d’organiser cette armée, c’est le vaudou. Les esclaves ont très vite compris que les Européens avaient peur du monde de la nuit, tout en étant extrêmement attirés. La musique résonnait partout, il y avait un écho ici et là. Tout cela était extrêmement bien organisé pour impressionner. Vous avez alors la sensation d’être environné et d’être appelé de partout. Les colons comprenaient que ces gens essayaient de se rappeler de leur culture et qu’ils possédaient un monde auquel eux n’avaient pas accès et qui leur était interdit. La guerre de la nuit était une guerre sur le moral. »


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