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Bloc-notes

Le besoin de détruire

jeudi 5 avril 2018 par Charles

National -

Ce pays semble de plus en plus soumis à deux aspirations contraires. La volonté, dans tous les domaines, de produire du sens dans une intelligence des sources internes et externes de nos malheurs, une réappropriation du cours de notre histoire.

En conséquence, un agir dans son domaine d’activités incluant la valorisation des porteurs de cette démarche afin de fixer des repères. Cela va de la création d’une institution scolaire privée digne de ce nom au responsable politique ou au cadre technique allant dans le sens de la dignité et de l’intérêt national, en passant par le créateur ou le simple citoyen qui essaye de penser et d’agir dans cette logique de réappropriation du cours de l’histoire vers un mieux-être collectif.
L’autre aspiration, triomphante, sournoise, est la volonté de détruire et de dévaloriser toute figure, pensée, pratique non soumises à la dérive de l’autorité extérieure ou de l’extérieur comme autorité. (Etre étranger donne ici une légitimité discursive sur tout et n’importe quoi qui a quelque chose d’effrayant.) Une propagande qui ne dit pas son nom veut faire accroire que tout ce que les Haïtiens peuvent faire, être et réussir par eux-mêmes et tout représentant mort ou vivant de ces accomplissements est à abattre ou dénigrer.
Sauf exception, les premiers porteurs de cette propagande ne sont pas les ambassades. Elles n’en n’ont pas besoin et, diplomatie oblige, elles doivent composer avec les instances et les figures locales. A l’international, c’est plus par des individus oeuvrant dans l’informel et les ONG que cela est porté. On arrive et on décide que tout commence avec soi : ce pays n’a pas de grand médecin, économiste, dramaturge, écrivain, chercheur, penseur, ferblantier, enseignant, érudit, on est le début de quelque chose, une première vérité. Et toute la stratégie consistera, en utilisant tous les charmes, à convaincre les jeunes qu’il n’y a rien eu avant eux, et que les Robinson(ne)s nouvellement arrivé(e)s vont les aider à advenir.
Côté haïtien, elle est portée par une sorte d’iconoclastie vengeresse, un réflexe venu de trois choses : une incohérence existentielle entre un ici racines et un ailleurs projet (entre le littoral et les terres intérieures) qui fait que l’on ne sait plus quel miroir est valorisant ; la précarité comme condition et l’individualisme comme idéologie qui font qu’on déteste le prof dont on voudrait prendre la place ; l’ignorance de sa propre histoire et des conditions de réalisation de ce que ce pays a produit, comme si avant soi rien n’avait été fait et ceux qui ont pu faire quelque chose c’était facile pour eux.
L’expression française « mettre à plat » serait la bonne traduction de cette volonté de détruire et dévaloriser. Il y a des gens qui veulent ici tout mettre à plat. Son pendant serait l’expression haïtienne « sa k te… ? » « Sa k te René Philoctète la, sa k te Dantès Destouches la, sa k te Pierrot Riché a ? Pèsonn pat, pa anyen. Occulter l’histoire, dans la négation la plus totale des pratiques positives et réussites haïtiennes. « Ce pays n’est rien, personne n’y est rien, il n’a jamais rien fait, tout commence avec toi et moi qui te donne de la valeur ». C’est bien d’un crime qu’il s’agit, corruption sous forme de bienveillance. Face à ces stratégies aux mille visages fomentant un discours de dévalorisation, la nécessité aujourd’hui d’un discours clair, revalorisant de celles et ceux qui ici ont fait, donné, pensé. Valorisation, sinon des individus, du moins de leurs réalisations et contributions. Ces deux aspirations contraires sont lisibles chez la jeunesse. La semaine dernière, je mentionnais cet effort de nombreux groupes de jeunes de valoriser la production littéraire haïtienne. Il conviendrait que les cadres, les aînés, les institutions nationales, aillent au service de ce genre d’initiatives. Une force diffuse de destruction-dévalorisation est à l’œuvre ici, et l’une des façons de la combattre est de valoriser massivement nos repères et nos références, nos pratiques d’excellence, les traces que nous avons produites et produisons d’un chemin de vie.

Antoine Lyonel Trouillot
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