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Haïtiens : Il faut construire la confiance pour bâtir une nation !

vendredi 27 avril 2018 par Charles

National -

Très jeune, à 3 ou 4 ans, comme tous les enfants de mon âge, une tante m’a appris les deux règles d’or de la survie et de la protection contre les mauvais sorts.
« Pa manje nan men timoun lekòl » et « Pa prete timoun liv ou »
Une société qui apprend à des gamins à se méfier d’autres gamins est inévitablement vouée à l’échec de fondation d’un État stable. Comment souhaiter la liaison indispensable par un contrat social ? Chacun se sent menacé par ses pairs, ses voisins, ou même par les membres de sa propre famille. La méfiance et la défiance furent toujours les dominantes de nos rapports. L’autre n’est pas considéré digne de notre confiance. Le hic est que nous sommes chacun, l’autre de quelqu’un !
Au Petit Séminaire Collège St-Martial, et plus tard au Centre d’études secondaires, aucun enseignant nous suggérera de travailler en équipe, ou de collaborer dans quoi que ce soit concernant la vie académique. Exception : le sport ! Non, comme un véritable club où l’individualité cessait au profit de l’intérêt collectif. Jusque dans le sport, les « moun pa » et la notion des « pitit d’untel » prévalaient, alimentant haine, jalousie, envie ; esprit tout à fait contraire à la noblesse du sport.
Nos enseignants (pour la plupart) nous encourageaient à la délation(le summum de la traîtrise et de la défiance), à la moquerie envers les « moins bons », ceux-là que l’on estimait d’un autre « niveau ». L’apprentissage du mépris au lieu de la solidarité. Au Petit Séminaire, nous étions portés à regarder les élèves de l’École Dominique Savio de haut, ceux de St-Louis nous étaient présentés comme fréquentables…
La société haïtienne est bâtie sur le mépris des moins nantis, ce qu’Erwin Goffman qualifie d’inattention civile, et de la généralisation de la méfiance. Ô bien sûr, il y a le mythe de la solidarité « mulâtre » ou de la soi-disant bonne entente des Haïtiano-Arabes entre eux.
Permettez-moi d’en douter, car la fraternité et la coopération sociales ne peuvent être une affaire privée ou clanique. On ne trie pas avec qui établir la solidarité. Comme la pluie ne choisit pas sur quelles plantes tomber dans un jardin.
Pourtant la confiance est essentielle à la stabilisation de l’ordre social. Or, une société où la confiance n’existerait qu’à l’intérieur de petits groupes juxtaposées serait un leurre. Les bases de coopération sont le socle du vivre-ensemble. D’où notre incapacité à bâtir une nation solide et progressiste après plus de deux cents ans d’essais.
C’est la confiance qui établit la coordination à intérieur d’une nation. Georg Simmel, brillant sociologue allemand, l’explique clairement en ces termes : « La confiance est l’une des principales forces de synthèse de la société » et à l’opposé, « Sans une confiance généralisée entre ses membres, la société pourrait se désintégrer ».
C’est cette méfiance ambiante, au contraire, qui explique la solitude existentielle des Haïtiens. Le paysan (damné de la terre, comme le dirait Fanon) livré à lui-même, avec une terre qui ne produit plus. Lui-même, non éduqué, non encadré qui vient salir et encombrer « nos villes ». Jusqu’en 1986, il ne « descendait » en ville que sur demande ; venir nous servir (Bòn, restavèk, ouvriers), ou pour servir une cause qui n’était même pas la sienne, la " presque révolution duvaliériste", par exemple. Une "révolution" qui a profité à une clique.
De l’autre côté de la médaille de cette solitude, il y a nous (classe moyenne, petite bourgeoisie, bourgeois, nouveaux riches, etc), les Gran Nèg ainsi connus. Mais les défavorisés ne reconnaissent que deux catégories de personnes en Haïti : « Malere ak Gran Nèg »… Une perception qui témoigne de leurs historiques conditions exécrables de vie et notre légendaire indifférence à leur égard. D’ailleurs, l’esclave également ne distinguait que deux catégories d’hommes à St-Domingue : les libres et les non-libres. Les nuances petits Blancs, grands négociants, Blancs créoles, Blancs métropolitains, mulâtres, Affranchis n’étaient pas perceptibles du bas de la pyramide coloniale d’où il croupissait.
Nous n’avons même pas conscience de leur existence, le pourquoi de leurs comportements nous est tout aussi énigmatique, comme déféquer dans un sac noir, à coté des fruits et légumes qu’ils nous offrent.

Jamais nous nous sommes attardés sur le code rural du dictateur François Duvalier qui distinguait l’Acte de naissance citadin de celui du paysan. Sous prétexte de gratuité, le second était estampillé du mot paysan, un stigmate qui a lui seul déterminait son avenir... Comme le dirait Fanon, les "damnés de la terre". Mais le dictateur ne fut pas tellement original, également, les pères de la nation ont adopté une série de mesures très dures pour contraindre les anciens esclaves au service de la terre, dans des conditions indécentes. Posez-vous la question : Pourquoi ces gens ont-ils "choisi" les cimes des mornes dans ces contrées reculées, éparpillées , loin des villes et des services ? Ils fuyaient ! Ils fuyaient le néo-esclavagisme !
Cette double cohabitation du mépris et de la méfiance nous a conduits dans une impasse sociale dans laquelle nous nus sommes engouffrés et nous risquons l’implosion.
Les Haïtiens, 214 ans plus tard, ont de la difficulté à se mettre à table pour poser le diagnostic de leur société.
La confiance est un jeu d’équilibre. Elle ne peut être totale ni totalement absente. Trouver le minimum vital à la survie de la collectivité est une question plus pratique qu’éthique.
La confiance est à l’individu le point d’ancrage de sa stabilité psychique, elle se forge dès la petite enfance. Au niveau sociétal, c’est la confiance également qui tisse la trame sociale, on aurait dû l’établir au lendemain de 1804. Ce n’est pas par hasard qu’on parle de tissu social. 1804 fut glorieux mais 1806 odieux. Cette déchirure fut le premier d’une suite de trahisons, de coups bas, de guerres civiles, de luttes intestines, de dechoukaj, de massacres, de dictatures, de tricheries, de mises à l’écart, d’exil, de mises à l’index.
Je suis beaucoup plus sévère avec les classes dominantes, car leur conditions hégémoniques leur confèrent des responsabilités dues à leur statut. La paysannerie n’est pas également responsable de sa condition médiocre. Elle ne saurait en être étrangère. Sa conscience de classe n’a pas suffi à la rassembler. Son choix de remettre son âme à Dieu ou à un "papa bon cœur" nous a donné 1990, mais a-t-elle grandi ? Peut-être que nos intellectuels sociologues pourraient tenter une réponse. Après sa grande désillusion , elle semble peinée à se relever et à redonner un sens à sa quête d’émancipation. Je crains que sa déception ne se soit transformée en fatalisme (attitude très a la mode, même les bourgeois désespèrent d’Haiti).
Nous devrions Haïtiens, Haïtiennes revenir à la case départ, comme le dirait Liliane Pierre Paul, "lè w pèdi nan wout, ou kase tèt tounen pou ka jwenn chimen w"... Revenons à l’alliance, faisons nous confiance à nouveau et repartons sur d’autres bases.

Aly Acacia
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