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PORT-AU-PIÈGE

mercredi 26 septembre 2018 par Charles

LES CONSÉQUENCES DE L’ÉTAT MALADROIT...
Les habitants de la capitale haïtienne sont pris au piège dans les limites même de la zone métropolitaine. La notion de la libre circulation devient illusoire, car l’étau se resserre au Sud à la limite du portail Léogâne.

National -

Toute cette périphérie étant contrôlée par des gangs armés qui interviennent à tout moment dans une guerre d’appropriation de nouveaux territoires, comme au temps de la prohibition à Chicago ; au Nord, dépendamment du jour et de la fantaisie des populations des banlieues nord de la capitale, Cabaret, Lully, Arcahaie, Saintard, Carriès et Montrouis. Car d’une zone à l’autre, les revendications changent. Elles sont alimentées par de mauvaises décisions de l’État central qui intervient sans réfléchir, du jour au lendemain, sur un nouveau découpage du territoire. Ou par la frustration de la population de certaines entités territoriales qui, depuis longtemps, demandent leur affranchissement. Les habitants de Montrouis, avant la décision anarchique de l’administration Martelly, en fin de mandat, ne savaient pas très bien pendant longtemps si leur patelin dépendait de l’Arcahaie ou de Saint-Marc. À l’issue de la publication du décret impromptu du 22 juillet 2015 qui avait créé cinq nouvelles communes dont les « Arcadins » et qui a provoqué des réactions de mécontentement bloquant régulièrement les activités sur la nationale numéro 1 ; l’amendement dudit décret rapporté en octobre 2015 et qui a changé l’appellation de la commune dénommée désormais Montrouis, attachée au département de l’Artibonite, la guerre entre Arcahaie et Montrouis se donnait pour une répartition des biens rentables des deux entités. Depuis, l’on pensait que cette question était réglée, mais il semble que non. Ce samedi 22 septembre, le pont de Montrouis était bloqué par un container dont les pneus ont été dégonflés pour entraver la circulation dans les deux sens. Les réclamations sur les pancartes. La création de six nouvelles communes. Lesquelles ? Nous n’en savons rien.
Ceux-là qui bloquent les routes à tout bout de champ, mesurent-ils les conséquences de cette décision ? Prennent-ils en compte que la côte des Arcadins est un espace touristique où opèrent un certain nombre d’hôtels qui reçoivent des visiteurs et qui emploient bon nombre de gens de leurs communautés ? Savent-ils que leur geste inconsidéré met en danger l’existence de ces établissements dont les coûts d’opération sont très lourds et que leur clientèle tant nationale qu’internationale les désertera au risque de les voir fermer leurs portes ?
À chaque fois que cela arrive, nous perdons des touristes qui ne reviendront jamais plus en Haïti. Suite au soulèvement populaire du 6-7 juillet 2018, on a dû évacuer des touristes par hélicoptère vers l’aéroport. Ce samedi 22 septembre, les clients des hôtels de Montrouis, Moulin-sur-Mer, Decameron et autres, tout comme les propriétaires de plages privées de ce secteur n’ont pas pu se rendre ou sortir de leur propriété.
CONFLIT DE VISIONS ET D’INTÉRÊTS...
Nous avons entendu une opinion contradictoire voulant que la population affamée et défendant des réclamations communautaires ne se sentent pas du tout concernée par un « soi-disant » projet touristique pour lequel « notre pays ne serait pas encore prêt ». Ce courant de pensée très soutenable, évoque les inégalités qui sont trop criantes en Haïti qui est une société à plusieurs vitesses, la famine et la pauvreté extrêmes versus l’aisance insolente de ceux qui disent « Ayiti pa m lan diferan » et qui ont accès à ces infrastructures hôtelières et aux luxueuses plages privées. Nous devons trouver les moyens de concilier ces deux visions des choses pour rendre plus conviviale la cohabitation. La réduction de la pauvreté extrême et la création d’emplois pour l’inclusion du plus grand nombre doivent être au menu des préoccupations principales de nos dirigeants.
ÇA NE SUFFIT PAS...
Il y a aussi ceux qui disent que le changement de gouvernement ne suffit pas, qu’il faille avoir le courage d’aller plus loin… Conférence nationale, départ de Jovenel Moïse du pouvoir, mobilisation générale sur fond de réclamation #PetroCaribe Challenge, #Ayitinouvlea prônant un ordre nouveau en Haïti en rupture avec la tradition de corruption, le népotisme, le pouvoir autocrate et autoritaire, le gaspillage de l’argent du Trésor public et toutes sortes de concussions et de confusion des pouvoirs exécutif et législatif…Il y a dans l’air un mouvement multiforme qui prend une dimension qui semble échapper à nos dirigeants et à leurs alliés et qui pourraient mener notre pays vers des rives nouvelles…
Les revendications de justice dans le dossier de la gestion du fonds PetroCaribe, si elles continuent à se frapper la tête contre le mur sourd-muet du pouvoir, déboucheront plus tôt que plus tard sur une explosion de violence qui n’épargnera aucun d’entre nous…
Pour revenir au sujet du piège qu’est devenue la capitale haïtienne, depuis 2012, dans des éditoriaux et dans notre livre Haïti, autrement, nous avons attiré l’attention sur la construction alors timide de maisonnettes sur le site appelé Canaan. Nous disions à l’administration Martelly/Lamothe qu’il ne fallait pas laisser s’établir dans cette zone balnéaire, un hideux bidonville. Aujourd’hui Canaan s’étend sur une importante superficie qui s’étend sous nos yeux peu de temps après le décollage de l’aéroport Toussaint Louverture. Et à partir de la route 9, l’on peut voir les dimensions démesurées de ce bidonville tentaculaire qui s’étend du voisinage de ONA-ville jusque vers la chaîne de montagnes à l’est de Cabaret. Et nous disions dans Haïti, autrement en note de bas de page, P.130 : « Cet axe, si l’on reste passif quant au développement de la construction dans ledit camp de maisonnettes en bloc de béton, deviendra l’un des endroits les plus insécurisés de la sortie nord de la capitale. Alors, emprunter la route nationale pour se rendre dans les destinations entre Cabaret et Montrouis sera une initiative des plus risquées. En outre, on anticipe le sort réservé aux autobus reliant le Nord, le Nord-Est et l’Artibonite à la capitale…Canaan, si les pouvoirs publics restent indifférents comme toujours, deviendra le plus important bidonville de la zone métropolitaine et un problème de sécurité publique ».DES GÉNÉRATIONS D’ENFANTS TRAUMATISÉS PAR LA VIOLENCE...
Port-au-Prince, est devenue une ville-piège où ses habitants déjà dépourvus de loisirs passent leur temps dans d’interminables embouteillages du matin au soir pour se rendre à leurs activités, pour les chanceux qui ont un emploi de rentrer chez eux. On ne prend les rues que parce qu’on y est vraiment obligés, pressés de rentrer chez soi après les heures de bureau et ramener les enfants au foyer, en souhaitant que ce trajet ne soit émaillé d’aucun inconvénient lié à l’insécurité. Depuis le début de la transition démocratique le 7 février 1986, de nombreuses générations d’enfants ont vécu le traumatisme de traverser dans le véhicule de leurs parents, les barricades enflammées ou des situations de « kouri » suite à une rumeur où des tirs entendus çà-et-là. Plus tard, c’est le kidnapping qui donnait la panique aux familles. Aujourd’hui, à n’importe quel moment, les enfants et leurs parents sont témoins ou victimes de braquage ou d’échange de tirs entre la police et des bandits qui opéraient contre des citoyens revenus de la banque ou contre des entreprises. Et la longue série de manifestations contre les multiples pouvoirs de la transition, du CNG jusqu’à aujourd’hui, est encore le lot des Port-au-Princiens qui doivent à chaque fois trouver un détour, une échappatoire dans la circulation pour éviter les zones à risques. Résultat : nous assistons à l’apparition de nombreuses maladies liées au stress, accident cérébro-vasculaire, arrêt du cœur, hypertension artérielle pour le traitement desquels, nos centres hospitaliers ne sont pas toujours bien munis… Nous allons trop régulièrement à des funérailles de jeunes personnes qui n’ont pas encore atteint la quarantaine et de personnes plus âgées mais qui ne sont pas mortes forcément de vieillesse…Quand encore, plus révoltant, l’enterrement du jour ne concerne pas l’une des multiples victimes du grand banditisme. Selon le dernier rapport de la Commission nationale Justice et Paix (GILAP), entre janvier et septembre 2018, 535 personnes ont perdu la vie dans la zone métropolitaine, dont 415 par balle...
Nous ne parlons pas des urgences médicales impossibles dans Port-au-Prince barricadée lors des manifestations, mettant en danger la vie de tout malade à évacuer vers des centres hospitaliers. Cet aspect de nos limitations a déjà poussé bon nombre de gens à l’âge de la préretraite à quitter le pays pour des endroits où ils ont la garantie des soins en toute circonstance.
ÉCONOMIE EN RUINE, CHOMAGE ET NOUVEAUX PAUVRES.
Nous vivons misérablement à Port-au-Prince, quel que soit notre niveau d’aisance, allez voir pour les anciens comme pour les « nouveaux pauvres », une nouvelle catégorie dont les rangs augmentent d’un jour à l’autre, à la faveur de l’augmentation du chômage et de la « désembauche ». Fermeture d’entreprises, désengagement des Nations unies avec le départ de la MINUSTAH, réduction de la présence de l’humanitaire, faillites dues à une récession récurrente etc. La crise économique fait rage. L’activité économique s’est rétrécie en une peau de chagrin, l’administration du président Jovenel Moïse est arrivée au pouvoir après le tarissement de la manne PetroCaribe dont la demande des comptes prend des proportions qui sont en train de pourrir la vie de ce régime. #kotkòbPetroCaribea est la question inévitable que l’on voit sur les murs, sur des pancartes, des banderoles, partout en Haïti (malgré les vains efforts des #petrosuspects pour les enlever), au stade Sylvio Cator pendant un match international sur une banderole humaine, dans la diaspora à Montréal, à Paris, sur Eastern Park Way, Michel Martelly peut largement en témoigner…, la fièvre sur les réseaux sociaux et qui se traduit par une contagieuse épidémie de manifestations à forte participation populaire dans tout le pays et qui prend la forme d’un « soulèvement général » avec une date clé, le 17 octobre 2018… Jovenel Moïse s’épuise dans la marche forcée de sa « Caravane », mais n’a pas d’argent pour lancer de grands chantiers. Ses parrains avides et prédateurs ont asséché les fonds avec un incivisme sans précédent dans notre longue histoire, comme aucun régime avant eux.
SUD DE LA CAPITALE, L’AXE DE LA MORT ET GOULOT D’ÉTRANGLEMENT DU GRAND SUD...
Au sud de Port-au-Prince, c’est le territoire des bandits qui s’entretuent et qui mettent en danger la vie des riverains. Cette situation est en train de ruiner les entreprises des villes de l’ouest, Carrefour, Gressier Léogâne, Grand-Goâve et Petit-Goâve, jusqu’à l’entrée des Nippes au carrefour Desruisseaux et Chalon, déjà coutumiers de blocages pour des revendications propres à ces zones. Le Sud-Est, le Sud, les Nippes et la Grand’Anse sont affectés dans leur approvisionnement et par la réduction à zéro de la fréquentation des hôtels et auberges de touristes locaux et étrangers friands de la destination de Jacmel-Marigot, Aquin, Saint-Louis du Sud, Cavaillon, les Cayes, Gelée, Camp-Perrin et Port-Salut et au-delà. Le blocus de Port-au-Prince par les bandits avant Martissant et les actions de revendications des populations au Nord, sur la nationale # 1, ont des conséquences bien au-delà de la capitale.
LA VILLE FOUTUE...
Quand nous connaissons notre réalité de centralisation de tout dans la « République de Port-au-Prince » dépassée par les sollicitations et l’augmentation croissante de la pression des arrivants des villes de province sur son territoire, l’on comprend bien la dimension du problème. Notre-ville capitale ne peut plus se prendre en charge et n’a pas de réponse aux problèmes de ses administrés. Ses structures sclérosées et son système de services ne peuvent plus répondre aux demandes d’assainissement et à celles des autres services de base. Elle a aujourd’hui le statut de la ville la plus sale au monde, véritable poubelle à ciel ouvert, désertée par le grand commerce et une partie de ses habitants qui fuient ce tas de ruine insalubre portant encore sur son corps, les stigmates du tremblement de terre du 12 janvier 2010. Bref, Port-au-Prince est une ville foutue qui ne fait l’objet d’aucun plan cohérent et viable de reconstruction. Notre capitale est aujourd’hui, la honte d’Haïti et de ses dirigeants qui ne font pas assez pour résoudre les problèmes et moderniser les infrastructures de service dans la région métropolitaine, comme nulle part sur notre territoire, d’ailleurs. Nos dirigeants n’ont de solution pour aucun problème, et notre pays est livré à l’improvisation de chacun de nous pour trouver les réponses à nos multiples difficultés qui alimentent le chaos ambiant...Regardez l’anarchie de la circulation automobile dans la capitale où la plupart des feux de signalisation ont disparu et ne fonctionnent pas depuis bientôt quatre années. Transports publics obsolètes, le cauchemar des motocyclettes, bandits qui opèrent et assassinent à vue, les marchés sauvages partout dans les rues du grand Port-au-Prince, tout se dégrade dans cette ville mauvais modèle reproduit, malheureusement dans tout le reste du pays.
URGENCE DE RÉFLEXION ET DE PROPOSITIONS.
La société civile, les centres de production de la pensée, l’opposition politique et nos dirigeants ont l’obligation de l’approfondissement de la réflexion sur la réforme de l’État et sur une action planifiée pour la concrétisation finalement, de la décentralisation qui pourrait être paradoxalement un premier pas dans le sauvetage de Port-au-Prince et l’inscription du même coup des autres villes et du reste du territoire dans les priorités des administrateurs de l’État.
RÉAGIR AU BLOCAGE DES ROUTES AVEC LA DERNIÈRE RIGUEUR.
L’État haïtien, dans sa dimension actuelle, est incapable de garantir la libre circulation des biens et des marchandises à tout moment sur notre petit territoire. L’État ne devait pas permettre le blocage des routes quelle que soit la légitimité des revendications. Dans son rôle de protection des vies et des biens et de garant des investissements avec la perspective de la captation de nouveaux capitaux au profit de la création d’emplois, l’État doit intervenir énergiquement pour libérer les routes. S’il faut pour cela créer une entité spéciale d’intervention au sein de la police nationale dotée de remorques capables de déplacer quelque soit le tonnage du véhicule placé en travers de la route, l’État doit agir dans ce sens, avec l’appui des forces spéciales.
UNE POLICE NATIONALE AGISSANTE
Par ailleurs, on est en droit d’attendre de la police nationale, des actions et stratégies pour neutraliser les bandits et assainir la capitale ou d’autres zones prises en otage par les gangs pour que force demeure à la loi. Cela a trop duré. Nous sommes devenus une parodie d’État, une administration incapable qui se plaint des blocages au même titre que les citoyens. L’État doit assumer ses responsabilités ou démissionner pour laisser la place à ceux qui ont les solutions aux problèmes.
Verra-t-on sous peu l’émergence en Haïti d’un État digne de ce nom qui garantit aux citoyens et aux étrangers présents sur notre territoire, la jouissance de leur liberté de mouvement à tout moment ?

Ce texte a été initialement diffusé à l’émission Point du Jour ce lundi 24 septembre sur Radio IBO, 98.5 Stéréo.

Hérold Jean-François
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