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Quand Tabou encense Nemours parce que Nemours a fécondé le Tabou Combo, par Frantz Duval

lundi 14 janvier 2019 par Charles

National -

« Sa se yon temwanyaj
A Monsieur Nemours Jean-Baptiste
Yon nonm ki fè nou dubyen
ke anpil moun pa apresye
San li, mizik ayisyèn lan
t ap pran yon lòt direksyon
Fòk nou kapab rekonèt
travay li fè pandan 25 an ».

Ces paroles datent de 1980. Elles sont de Yves Joseph, notre fameux Fanfan Tibòt. Dans cet hommage à Nemours Jean-Baptiste et plus tard en 1981 dans In Memoriam, paroles et musique encore de Yves Joseph et de Yvon André (Kapi), Tabou Combo a écrit, de musiciens à musiciens, les plus belles pages de la reconnaissance et de l’admiration.
Bien entendu, Carole Démesmin et Jean-Claude Martineau avaient déjà célébré Lumane Casimir, mais elle était morte. Elle n’a jamais entendu l’hommage. Dans le cas du Tabou Combo, Nemours, né le 2 février 1918 à Port-au-Prince, où il mourut le 18 mai 1985, est bien vivant en 1980 quand résonne la voix de Shoubou :
Nemours Jean-Baptiste
fòk nou kapab mete tèt nou ansann
pou nou ka onore w
tankou Lewòp te venere Mozart
on ne peut que tressaillir de fierté pour notre Nemours national.

Excellence, Monsieur le président de la République,
Madame la Première dame,
Monsieur le Premier ministre,
Mesdames, Messieurs les ministres,
Chers récipiendaires des distinctions du jour,
Parents de Nemours Jean-Baptiste,
Musiciens et membres de la fondation Nemours Jean-Baptiste
Musiciens de l’Orchestre Septentrional,
Musiciens du Tabou Combo,
Musiciens, animateurs d’émissions de musiques haïtiennes, confrères journalistes,
Chers invités,
Mesdames, Messieurs,
J’ai commencé cet hommage par le plus beau des mariages. Tabou qui encense Nemours parce que Nemours a fécondé Tabou.
Il n’y a pas meilleure façon de parler de Nemours Jean-Baptiste que de citer cette chanson qui enflamme les ondes depuis 1980 et qui a gardé tout son charme. Je crois encore entendre la voix de Félix Lamy ou de Lionel Benjamin annonçant le titre dans l’une de leurs émissions sur Radio nationale ou sur Métropole.
Faut-il souligner que Shoubou ne ment pas quand il dit :
yo mechan
Vyèj pete je mwen yo mechan
Se leu w mouri
leu sa a
ya fin pa rekonèt valè w
Shoubou parle de nous, de nous tous, nous pays de pingres, de chiches, d’avares, de mesquins, de nous qui refusons de rendre hommage à qui hommage est dû depuis toujours, depuis Dessalines.
C’est pourquoi près de 40 ans après Hommage à Nemours Jean-Baptiste du Tabou Combo Superstars, je suis heureux de prendre la parole ce soir pour marier Nemours et Tabou dans une cérémonie officielle et solennelle de manifestation du respect et de la reconnaissance, non seulement envers Tabou, Nemours ou le Septentrional, mais, au-delà d’eux, envers tous ces artistes et créateurs qui à leur façon portent haut et loin le nom d’Haïti ou simplement nous procurent une joie indicible au quotidien.
La patrie reconnaissante, en votre présence et celle de cette assemblée, Monsieur le Président de la République, remplit un devoir longtemps attendu. Le geste du jour est d’autant plus grand qu’il célèbre en même temps les 100 ans de naissance de Nemours, les 70 ans du groupe musical haïtien en activité depuis le plus longtemps et qui est devenu une institution, l’Orchestre Septentrional, et les 50 ans du Tabou Combo, ce du vivant des fondateurs de Tabou. Merci pour eux, Monsieur le Président. Merci déjà pour tous les autres hommages à venir.
Mais revenons au texte d’Yves Joseph et écoutons la vérité des chœurs :
« Li pa ba nou lajan
Li pa ba nou travay
Men li ba nou konpa
Ala on bèl eritaj sa a »
En quatre phrases, en 1980, le Tabou Combo, groupe haïtien qui a été le plus loin avec le compas direct, rend un vibrant hommage à Nemours Jean-Baptiste. Le maestro est, depuis des années, oublié. En retraite. Aveugle. Réduit au silence. Les Superstars du Tabou ressuscitent Nemours Jean-Baptiste en une chanson.
Fred Paul, de Mini Records, avec Mini All Stars, retrouve les musiciens de Nemours et sort des disques avec les titres d’or de Nemours qui font revenir sur les ondes des compositions de Nemours ajustées au son du jour. Fred Paul nous offre un régal qui n’a pas vieilli.
Carlo Désinor, journaliste vedette de la Télévision Nationale d’Haïti et du Nouvelliste, saute sur l’occasion et réalise l’une des rares interviews filmées de Nemours connues à ce jour.
Le Nouvelliste publie une interview du maestro pour le lancement d’un supplément culturel.
Tout le monde se rappelle celui que les minijazz ont fait oublier. Et dire que Nemours avait été le premier à faire une place aux Shleu Shleu, le premier des minijazz, un soir pendant son propre bal à Cabane Choucoune.
Nemours, Wébert Sicot et les autres, de 1955 jusqu’à la fin des années 60, vont faire danser le pays, mais on les avait tous oubliés sans aucun égard. Tabou réveille de bons souvenirs.
Nemours n’avait pourtant pas attendu pour faire chanter sa gloire. Le maestro avait pris toutes les précautions dans les années 60.
« Fòk nou ka rann Omaj à Nemours Jean-Baptiste
Premye nèg ayisyen ki envante yon rytm »,

chante, l’un des orchestres de Nemours Jean-Baptiste, en hommage, de son vivant, au génial maestro et au compas direct qu’il a forgé.
Personne, mieux que Nemours, n’a fait plus, avant lui, pour se présenter, se vendre, s’imposer comme une vedette, et poser un rythme comme une évidence, avec une marque déposée.
Quand vous cherchez dans les archives ou sur internet, à chaque fois revient le nom du maestro. Ensemble aux Calebasses de Nemours Jean-Baptiste, Super Combo de Nemours Jean-Baptiste, Super Ensemble Nemours Jean-Baptiste, Ensemble Nemours Jean-Baptiste, Nemours Jean- Baptiste et son Super Ensemble, Grand Orchestre de Nemours Jean- Baptiste ou tout simplement Nemours Jean-Baptiste. Le maestro a toujours été au devant de la scène sur les affiches et sur les pochettes d’albums.
Un des albums, La sensation du jour (The sensation of the day), le présente en couverture aussi simplement que Nemours Jean-Baptiste, Créateur du rythme compas direct (Nemours Jean-Baptiste, Creator of the Compas Direct rythm). On ne peut pas faire plus simple et plus direct. Comme le dit Ralph Boncy, on peut douter de la paternité du rock, du blues, de la salsa, de la bossa nova, du reggae, du rap, ou de n’importe quel rythme, sauf du compas direct.
Nemours est le père de cette musique-là. Personne ne sait qui a décidé de la danser comme on la danse. La force de Nemours c’est cela, une marque déposée sur son groupe, sur sa musique, sur la musique haïtienne, dès le tout début. Nemours et ses compositions bénéficient de l’essor de la radio, puis du transistor. La musique qu’il fait va loin, plus loin que celle de ses devanciers, atteint un plus grand nombre d’auditeurs que ce qu’avait réussi Le Jazz des Jeunes. Après Nemours, la musique haïtienne change. Grâce à lui, elle change encore aujourd’hui.
Nemours, c’est aussi, comme l’a dit et redit Jean Jean Pierre lors du colloque organisé par Ayiti Mizik en 2015, un agitateur musical qui introduit souvent de la nouveauté dans son orchestre. Chaque année, un nouvel instrument, de la guitare électrique au xylophone, faisait son entrée dans le groupe pour apporter un son, un souffle nouveau. Nemours lui-même joua tour à tour de l’accordéon, de la guitare, du bandjo, du saxophone dans ses différents groupes.
Nemours Jean-Baptiste voyage aussi. Enormément. Il est à l’écoute et à l’affût. Le compas voyage avec lui et il ramène des influences qu’il fait brunir sous ses doigts de génial compositeur. L’influence de la musique haïtienne sera grande dans toutes les Antilles grâce à lui. Toute la diaspora haïtienne ne veut, ne joue que le compas. C’est dans ce creuset, toujours à la recherche de sensation et de nouveauté, que naît le compas direct au fil des années. La date de naissance retenue pour le compas est le 26 juillet 1955.
Mais comme l’a bien démontré Jean Jean Pierre, il y a eu diverses versions de ce rythme, une évolution constante, mais un même maestro : le maître Nemours Jean-Baptiste.
On dit que le compas c’est la facilité, que Le Jazz des Jeunes jouait une musique plus riche, que l’Orchestre Septentrional faisait de la musique avant que le compas ne naisse, que le compas peine à s’exporter. Et pourtant… Le compas a su s’imposer, 63 ans que cela dure.
Mieux que plusieurs autres musiques urbaines nées au XXe siècle, le compas continue sa course. Ralph Boncy l’a souligné lors de ce même colloque d’Ayiti Mizik. Le compas résiste, le compas n’est pas une mode. Il change, s’adapte, s’enrichit. Nous fait danser. Des fois, le compas prend des coups. Se retrouve avec des compositeurs sans talent, des musiciens peu inspirés ou une concurrence féroce des autres genres. Mais il ne meurt pas.
Les minijazz, les groupes antillais, les instruments électroniques, le reggae, le zouk, le rap, les DJ étrangers, la mainmise de la politique sur les allocations de ressources, les crises politiques, les faiblesses de l’économie, l’insécurité, la rareté des écoles de musique, le peu d’encouragement pour la détection de talents, la concurrence de l’internet, la fin des disques LP, le partage des fichiers, l’absence de droits d’auteurs, tout cela aurait dû emporter le compas, mais il survit, renaît, revit, grandit.
Le compas survivra. Il se relèvera. Nemours l’avait créé pour qu’il soit fort et versatile.
Le compas résiste et ressuscite périodiquement grâce à Zenglen en nouvelle génération ou à Arly en chanson romantique. Des maestro comme Georges Loubert Chancy, Isnard Douby, Fabrice Rouzier, Richie et d’autres le réinventent et Port-au-Prince danse encore.
Faisons parler un instant le professeur Leslie Manigat, historien et ancien président de la République : « J’ai été un fan de Nemours Jean-Baptiste. … je suis de la catégorie de ceux qui aiment le compas. D’ailleurs, je ne dis plus le compas, je dis les compas, car il y a des compas différents à l’heure actuelle. Par exemple, il y a un compas que j’appelle « flamboyant ». On trouve l’expression dans certains morceaux de Tabou Combo. Mais il y a aussi un compas que j’appellerais « panaché », par exemple chez Jackito. Donc, il y a une variété dans le compas. Mais c’est clair, le compas, en tant que genre musical, s’est imposé et je dis c’est dommage, tout en le reconnaissant. Parce que les autres rythmes participent de la richesse inventive haïtienne ».

Méditez bien les paroles de Manigat car cet hommage à Nemours, à Tabou et à Septen ne confirme pas la suprématie du compas. La cérémonie du jour répare une injustice, une lacune envers nos musiciens et vivement que d’autres entrent vivants dans notre panthéon…
On m’a demandé de parler de Nemours et de Tabou, permettez que je cite les noms de ceux qui, un matin, comme cela se passe encore tous les matins ont décidé de monter un groupe musical, il y a cinquante ans. Si c’était ce matin, Albert Chancy, Herman Nau, Jean-Claude Jean, Yvon André « Kapi », Yves Joseph « Fanfan Ti Bòt », et plus tard Roger M. Eugène « Shoubou » auraient sans doute monté un groupe rap. Mais voilà, Nemours était passé par là et ce n’est ni le rock ni le blues, musiques en vogue à l’époque, qui les attrapent mais bien le compas.
Plus de 40 albums studio plus tard, le Tabou Combo de Pétion-Ville, devenu Tabou Combo Superstars, puis Tabou tout court, a imprimé sa marque sur la musique haïtienne. Le groupe a américanisé le compas en s’ajustant aux standards des Etats-Unis. Tabou a mis une dose de disco, un peu de funk, beaucoup de cuivres agressifs, des solos de guitare, et de l’énergie dans le compas de Nemours. Tabou, encore Tabou, a fait parler anglais et espagnol au compas. A fait danser des lusophones, des francophones, des anglophones, des Japonais, des Africains, et on ne compte plus les nationalités et les peuples qui ont rencontré un peu de Nemours à travers Tabou.
Que dire de New York City, hit d’un été en France et ces grandes émissions de télévision où Tabou a fait flotter un peu de la saveur d’Haïti ? Que dire de Mabouya, interprété par Carlos Santana ? Que dire de cette constance dans la représentation d’Haïti ? Que dire des pages écrites dans les Antilles et de tous ces festivals et des zéniths en folie qui connaissent par cœur le jeu de l’épaule de Shoubou ? Qui sur la terre ne se demande pas ce que signifie 22-23. 222 ? Tabou, c’est tout cela.
Je ne sais plus combien de fois Hermann, Shoubou ou Fanfan ont raconté au fanatique du Tabou que je demeure et au journaliste que je suis devenu, les plus beaux moments de ce groupe. La première guitare fabriquée par un boss pour le groupe, les soirées only you à New York quand personne ne venait aux bals du groupe, la raclée infligée à Skah Shah au Brooklyn College, le succès surprise de New York City, la folle fête chez Eddy Barclay, l’inscription à la SACEM, cet appel des Coquatrix qui voulaient les faire jouer à l’Olympia qu’ils n’ont pas pris au sérieux, le délire d’admiration découvert à Panama, les années noires du coup d’État, l’obligation de composer une chanson pour Natacha Duvalier, les deuils, les séparations, les retrouvailles. 50 ans d’anecdotes et de souvenirs qui ont aussi permis de collectionner les tubes, les rencontres, les aventures et d’écrire au jour le jour une partie de notre histoire de ces dernières années.
Aujourd’hui, comme le dit Fanfan Ti Bòt, Tabou n’a plus besoin de sortir de nouveaux disques. Le marché ne s’y prête pas mais aussi les fans ont déjà leur choix bien arrêté. En venant écouter Tabou, ils savent exactement ce qu’ils vont entendre et cela suffit amplement. C’est cela le privilège de l’âge quand une équipe ne change pas. On prend les mêmes tubes et on recommence bals après concerts, avec le même bonheur de donner du plaisir. Tabou maîtrise la nostalgie comme aucun autre groupe haïtien.
Dans une belle rétrospective pour les 50 ans du Tabou, le docteur Roland
Léonard a retenu des dates-phares du groupe : 1967 : Albert Chancy Jr et Herman Nau fondent « Los incognitos » de Pétion-Ville. Le premier concert a lieu dans une petite église d’Haïti. Ils sont donc bénis dès le lancement de leur aventure.
1969 : Radio Haïti décerne au groupe le prix du « meilleur groupe musical de l’année.
1972 : « Live à la Canne à Sucre », premier album enregistré aux Etats-Unis. New York va tout changer pour Tabou.
1975 : Succès en Europe avec des dizaines de milliers d’albums vendus. En août, « New York city » entre dans le hit parade français.
1985 : Maurice Pialat, cinéaste choisit des titres de Tabou Combo pour la musique de son film « Police ». Des compositions du groupe se retrouvent dans au moins quatre autres films.
On pourrait égrener ainsi des dizaines de temps forts, mais sautons en 2018 : 50e anniversaire du Tabou Combo, concerts de commémoration du 21 avril 2018 à New York et du 26 mai 2018 au Zénith à Paris, Parc de La Villette – Foule de fans, de fidèles comme pour les 20 ans, les 30 ans les 40 ans et aujourd’hui les 50 ans après la soirée de gala au Karibe, cette cérémonie d’hommage en présence de plusieurs musiciens actuels et passés du groupe. Doph Chancy est là, Dadou Pasquet a ouvert la soirée.
Du Tabou Combo on pourrait parler des heures et des heures. De Nemours aussi. Revenons donc à Nemours.
Le 2 février 2018 en l’église Ste-Bernadette, le curé qui célèbre la messe marquant le centenaire de naissance de Nemours n’avais pas manqué de souligner les lacunes des autorités qui ne supportent pas assez le compas. Il avait tiré des flèches contre le phénomène bòdègèt et les autres formes d’expressions musicales qui occupent le haut du pavé de nos jours.
À écouter son message, il était évident que l’histoire du compas mérite d’être écrite. Celle de la musique haïtienne en général aussi.
Le compas, en prenant ses aises, a tué des formes musicales réputées très proches du terroir et des standards de notre musique folklorique. Au début, le compas était une forme d’acculturation, disaient les puristes, qui lui reprochaient ses inspirations étrangères. Le compas a survécu à ces critiques. Il a perduré. Il s’est imposé. Mais le compas n’a pas toujours existé dans la musique haïtienne.
En fait, comme il a été inventé un jour, comme il a su résister et s’adapter au fil des ans, le compas direct disparaitra un jour, quand un génial maestro, un producteur inventif ou un DJ inspiré saura mieux que Nemours Jean-Baptiste ce qui fait plaisir à notre âme et à nos penchants.
En attendant,
Li te mèt se fanatik
Li te mèt se pa respè
Li te mèt se pa amou
Li mèt se ipokrizi
Kanpe, kanpe, Mesdames et Messieurs
Kanpe pou n bay Tabou Combo, Septentrional ak Nemours Jean-Baptiste ochan.
Frantz Duval
Le 10-01-19
Mupanah

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