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Les parangons de l’arrière-garde

mercredi 27 février 2019 par Charles

National -

Est-on encore étonné de voir quelques bourgeois et petits-bourgeois banaliser le ressenti des masses populaires urbaines (quant à la paysannerie, ils ne pensent pas du tout à elle) en cherchant des causes extérieures à leur réalité ? Non. Ces individus constituent le noyau réactionnaire de la société. La confusion de leurs intérêts et de leur idéologie conservatrice les empêche d’entendre cette jeune femme proche de la trentaine qui dit que la première fois qu’elle a habité une chambrette au sol ferme, elle avait vingt ans. Ils ne peuvent pas entendre ce jeune homme qui veut apprendre et ne trouve pas d’école, cet ouvrier qui ne peut pas nourrir sa famille ni même se reproduire avec ce qu’il gagne. Ils auraient préféré mourir plutôt que de reconnaître les droits de cette jeune femme, de ce jeune homme ou de cet ouvrier à la colère et à autre chose. Bertolt Brecht nous l’avait rappelé : « Même dans la légendaire Atlantide / Hurlant dans cette nuit où la mer l’engloutit / Ceux qui se noyaient voulaient leurs esclaves. »
Est-on encore étonné d’entendre quelques petits-bourgeois forts de leurs diplômes dire que les changements politiques ne changeront rien, que ce sont des solutions techniques qu’il faut, qu’ils détiennent le savoir et le savoir-faire pour les appliquer. Non. Ce sont les derniers mercenaires du technocratisme déloppementiste aussi vaniteux qu’inefficace. On les a vus, au nom de leur compétence autoproclamée et de leur bonne foi qu’il reste à prouver, compromettre leur intégrité. Depuis au moins le jeanclaudisme, le discours technocratique a, pour quelques-uns, banalisé le politique. Comme si la « science » pouvait vaincre la corruption ou la répression. Comme si on pouvait agir dans un système, un régime, une structure indépendamment de sa nature.
Est-on encore étonné d’entendre quelques plumitifs et radoteurs de l’essentialisme aller chercher dans une mentalité haïtienne une responsabilité collective ? Non. On connaît cet idéalisme qui fuit l’analyse des rapports sociaux dans la réalité globale et celle de la responsabilité personnelle dans les actions politiques. Une éducatrice n’écrivait-elle pas dans un manuel que nous avons « hérité de l’indolence de nos ancêtres » ? Ce sont les dernières vieilleries de l’autoflagellation héritée de la bibliothèque coloniale.
Est-on encore étonné d’entendre quelques voix proposer la charité comme mode de règlement des écarts sociaux ou comme stratégie d’apaisement ? Non. Ce sont les derniers joueurs de « ti manman cheri » qui veulent aller au paradis pour avoir donné un tout petit peu de ce qu’ils ont. Ils réclament comme système social la générosité des nantis.
Tout ce monde va mal. Car ces types de discours qui furent longtemps hégémoniques ne parviennent plus à convaincre. Quels que soient les motifs que l’on prête à Réginald Boulos, stratégie personnelle de survie ou de relance ou pas, ses dernières interventions peuvent être lues comme un signe parmi d’autres que la question de la justice sociale ne peut être évitée. C’est aujourd’hui le discours majoritaire. Quand bien même, le phénomène résiduel Jovenel Moïse perdurerait (ce qui me semble improbable), les parangons de l’arrière-garde sont en train de perdre la bataille du discours. Le temps est fini où la norme de discours public était la continuité d’un « ordre » passant pour naturel. Il faut lire aussi l’incapacité du pouvoir actuel de recruter des idéologues hors d’un petit nombre connu pour sa médiocrité, sa mise en vente au plus offrant et ses relents de naphtaline. Transformer l’État et la société pour plus de justice sociale. Ce discours s’impose, et les réponses de ceux à qui il fait peur ne tiennent plus la route.

Antoine Lyonel Trouillot
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