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Toussaint Louverture aspirait-il à l’indépendance ?

mercredi 10 avril 2019 par Charles

Par Weibert Arthus, docteur en histoire
La commémoration de la mort de Toussaint Louverture offre l’opportunité de revenir sur un débat ancien. Toussaint Louverture, aspirait-il à l’indépendance pour Haïti ?
De 1793 à 1801, Toussaint Louverture s’est imposé comme le personnage le plus influent de la colonie française de Saint-Domingue (Haïti). Dès sa présentation comme chef des rebelles, dans sa proclamation au camp de Turel, le 23 août 1793, Toussaint a clairement établi son programme politique : « Je veux que la liberté et l’égalité règnent à Saint-Domingue ». Depuis, il a affronté ses ennemis de l’extérieur comme de l’intérieur pour se propulser comme chef suprême de la colonie. Il s’est battu pour l’Espagne contre la France, il a lutté pour la France contre l’Espagne, il a défait l’Angleterre. Il s’est positionné face à ces puissances en fonction de l’importance qu’elles ont accordée à la question de la liberté dans leur agenda.
A partir de 1794, Toussaint s’est rangé définitivement en faveur de la France qu’il a appelée « la mère patrie ». Mais à chaque occasion, il a forcé la France à comprendre qu’il n’a pas été qu’un simple sujet. Il a toujours trouvé un moyen pour expulser les représentants directs de la France de la colonie, en premier lieu ceux qui lui paraissaient gênants. En plus de mépriser les autorités françaises dans la colonie, Toussaint a mis en application les ordres qui venaient de la France au gré de sa volonté. Selon certains spécialistes de la période, Toussaint voulait amener la France à accepter l’idée de considérer Saint-Domingue comme un état associé, un régime politico-administratif qui va être effectif 150 ans plus tard dans les anciennes colonies de la France, l’Angleterre, la Hollande, entre autres. Les spécialistes qui soutiennent cette thèse estiment, avec raison, que Toussaint était en avance sur son temps. Toussaint voulait-il vraiment, uniquement, faire de Saint-Domingue un territoire autonome ? N’a-t-il jamais nourri un projet d’indépendance pour la colonie ?
Il y a plusieurs éléments qui font d’un territoire un Etat indépendant. Considérons quatre des plus importants de ces éléments dans le cadre de cet article : une constitution, une armée, une diplomatie, une économie. Leur mise en place, leur développement, leur dépendance ou autonomie, leur force ou faiblesse au moment où Toussaint Louverture était la principale autorité de Saint-Domingue permettront de mieux appréhender le positionnement du premier des noirs.
Constitution
La définition la plus simple que les politologues donnent à une constitution se traduit dans une expression très connue en Haïti : « la loi mère ». C’est le document juridique qui établit l’existence d’une nation.
En mars 1801, Toussaint Louverture a convoqué une assemblée constituante pour rédiger une constitution. Deux mois plus tôt, il a fait son entrée à Santo-Domingo (la partie espagnole de l’île) faisant fi des ordres venus de France. Il s’est ainsi imposé comme le chef de l’île entière. Le 7 juillet 1801, la première constitution de l’Amérique latine a été promulguée, dans la colonie française de Saint-Domingue.
La constitution de 1801 a spécifié avec clarté les notions de liberté et d’égalité. Elle a garanti l’égalité des races, l’égalité des chances et l’égalité de traitement devant la loi. L’article 3 du texte stipule : « Il ne peut exister d’esclaves [à Saint-Domingue], la servitude y est à jamais abolie. Tous les hommes naissent, vivent et meurent libres et Français ». On y retrouve donc l’idéal de Toussaint Louverture, un aboutissement de la proclamation de Turel. Au moment de présenter la constitution à la population, Toussaint a insisté dans une proclamation : « Mes concitoyens, quels que soient votre âge, votre classe ou votre couleur, vous êtes libres et la constitution qui m’a été remise aujourd’hui a pour but de préserver cette liberté à jamais ».
Il est important de souligner le caractère indépendantiste du geste de Toussaint Louverture. Il a publié les lois fondamentales de la colonie sans avoir le consentement préalable de la métropole. Il s’est accordé les pleins pouvoirs. Il s’est déclaré gouverneur général à vie. Il s’est donné le droit de nommer son successeur.
En clair, la France n’avait plus rien à dire de la destinée de Saint Domingue. C’était un acte d’indépendance sans le dire. Avec cette constitution, il était clair dans l’esprit de Toussaint Louverture que non seulement les hommes de la colonie sont libres, mais la colonie elle-même était souveraine.
Diplomatie
Un autre élément qui permet de catégoriser un territoire en état indépendant ou non c’est sa diplomatie. La latitude d’un territoire à défendre ses intérêts sur le plan international, en établissant des relations, en déclarant la guerre ou proclamant la paix avec un autre pays, est déterminante dans sa catégorisation juridico-politico-administrative. Cela permet de terminer s’il s’agit d’un territoire ou d’un Etat.
Toussaint Louverture a considéré la diplomatie comme une affaire de grande personne, à prendre très au sérieux. En 1798, les Etats-Unis ont imposé un embargo sur les produits venant des colonies françaises, en raison d’un conflit entre la France et les Etats-Unis. Toussaint a pris de son chef la décision d’entamer des négociations avec le président des Etats-Unis, John Adams, pour mettre fin à l’embargo. En février 1799, le congrès américain a levé l’embargo partiellement en autorisant certaines colonies françaises à faire du business avec les Etats-Unis. Les historiens estiment que cette loi a été faite sur mesure pour Saint-Domingue. C’est pour cela que les historiens appellent cette décision la « Clause Toussaint ».
Quelques mois plus tard, Toussaint a négocié avec l’Angleterre l’évacuation de ses troupes de Jérémie et du Môle Saint-Nicolas. A cet effet, Toussaint et le général Maitland ont signé un accord secret le 31 août 1798 ; un accord secret pour la France. Philippe Roume, le représentant de la France dans la colonie, n’a pas apprécié ces initiatives de Toussaint Louverture qui a osé négocier avec des ennemis de la France. Mais sa désapprobation, Roume l’a gardée secrète pour ne pas froisser Toussaint.
Logiquement, les autorités de la colonie n’étaient investies d’aucun pouvoir pour négocier avec les pays étrangers. Cependant, pour Toussaint, les choses étaient claires. Il est impossible à la France de dicter unilatéralement les aspirations de la colonie.
Economie
L’économie a un rôle très important dans l’administration de Toussaint Louverture. « Non ! Un homme ne peut pas être libre s’il ne travaille pas », a-t-il déclaré à ces concitoyens, en particulier les nouveaux libres. Le plus grand défi de Toussaint Louverture, comme gouverneur général, était de faire revivre l’économie du pays après les années de guerre.
Ceux qui parlent d’Haïti oublient souvent que, quand on fait référence à Haïti comme « La perle des Antilles », c’était au moment où les colons français exploitaient la sueur et le sang des africains et leurs descendants dans la colonie. Haïti n’a jamais été une perle des Antilles pour les Haïtiens. Haïti était la colonie la plus prospère de toutes les colonies françaises. La Perle des Antilles était donc pour la France. Les choses ont changé depuis le soulèvement des esclaves. Le rêve de Toussaint était de faire que Saint-Domingue redevint la perle des Antilles, cette fois au profit des habitants de la colonie.
Depuis 1791, beaucoup de paramètres ont changé dans la colonie. Les esclaves avaient mis le feu partout pour ramener les colons à la raison. Ils étaient prêts à réduire le pays en cendre de manière à obtenir leur liberté. Ensuite, beaucoup de colons avaient fui la colonie au début de la révolution. Plusieurs se sont installés à Cuba et dans la Nouvelle Orléans, aux Etats-Unis. De plus, depuis 1793, il y a eu une autre réalité dans la colonie : l’esclavage n’existait plus. Les nouveaux libres, qui étaient nés esclaves ou qui venaient d’Afrique pour être mis en esclavage, n’avaient plus le désir de travailler la terre. L’esclavage a dévalorisé le travail, en particulier l’agriculture.
Pour remédier à cette situation, Toussaint a adopté certaines des mesures les plus contestées de son administration. Dans ses discours il incitait ses compatriotes à travailler pour « désapprouver les ennemis de la liberté qui pensent que les noirs ne sont pas prêts pour être libres. Comme le discours ne passait pas, il a utilisé la répression pour forcer les citoyens de retourner travailler dans les plantations où ils étaient esclaves. L’armée a reçu la mission de réprimer le vagabondage. Le plus dur pour les nouveaux libres est qu’ils ont été contraints de retourner travailler dans les plantations où ils avaient été esclaves. Les anciens esclavages sont devenus des travailleurs salariés. Les taxes ont été payés et sont restés dans la colonie. Ce « caporalisme agraire » a permis, en peu de temps, de faire revivre l’économie de la colonie.
Toussaint, tout en proclamant son attachement à la France, a rejeté l’obligation « Tout par et pour la métropole » du colbertisme. La France a perdu l’exclusivité sur les produits de la colonie. Toussaint a décidé d’ouvrir les ports de Saint-Domingue au commerce avec les Etats-Unis et l’Angleterre, les ennemis de la France de surcroît. C’était une autre grande première de la période. Plusieurs années après, Haïti va signer des accords commerciaux donnant à certains pays le statut de nation la plus favorisée. Pour Toussaint, le privilège revenait aux plus offrants. Les revenus qui provenaient de la relance économique ont été utilisés au renforcement de la défense de la colonie. Bordeaux, Nantes, la Rochelle, Paris ont dû en souffrir. Toussaint savait pertinemment que la France ne resterait pas silencieuse.
Armée
Toussaint doit sa carrière et son renommée à l’armée. Il en est conscient. « J’ai mené la guerre contre trois pays et les ai vaincus tous les trois », a-t-il fièrement déclaré. En 1792, il a fait ses premières armes sous les ordres de Biassou, qui commandait une garnison dans l’armée espagnole. Rappelons que, en 1793, l’Espagne, en guerre contre la France, a utilisé la brillante stratégie de promettre la liberté ainsi que des terres à tous ceux qui acceptaient de se battre contre la France. Toussaint a fait ses débuts comme médecin de feuille de l’armée. Très vite, le rôle obscur ne lui convenait plus. Il a eu sa propre garnison.
En 1794, attiré par la liberté générale proclamée par la France, Toussaint a tourné dos à l’Espagne. Il a rejoint la France avec toute sa garnison. Les spécialistes parlent d’environ 4.000 soldats. Ceux qui étaient sous le commandement de Toussaint se sont distingués par leur discipline et leur entrainement à l’européenne.
Toussaint a toujours su marier diplomatie et force militaire. Son expérience lui a fait comprendre que l’armée est un élément central à la réalisation des objectifs politiques. Il a constitué un corps d’élite dans sa garnison ; ce corps l’a accompagné dans les combats les plus décisifs. A partir de 1798, il a montré une obsession pour la militarisation de la colonie. Il a acheté beaucoup d’armes des Etats-Unis. En principe, Toussaint était un général français. Son armée, une armée d’une colonie française, devrait être au service de la France. Mais dans la réalité, Toussaint a fait en sorte que l’armée soit à son service et au service de la liberté et de l’égalité dans la colonie, quitte à prendre les armes contre la France.
En 1801, Napoléon Bonaparte, a envoyé à Saint-Domingue une grande expédition dirigée par son beau-frère, le général Victor Emmanuel Leclerc, pour y rétablir l’esclavage. Les meilleurs régiments de l’armée terrestre française prenaient place dans les navires en direction de Saint-Domingue. On dénombrait plus de 40.000 soldats professionnels, dont des vétérans qui avaient l’habitude d’accompagner Napoléon dans ses campagnes militaires. C’est en voyant les puissants navires français à la rade du Cap que Toussaint a lancé à ses troupes « Nous allons affronter une coalition contre la liberté, alors pas de demi mesures. Nous devons vivre libre ou mourir ».
L’expédition française a amené des réserves seulement pour deux mois. Elle n’imaginait pas les habitants de cette colonie aussi déterminés à sauvegarder leur liberté. Elle croyait surtout avoir affaire à affronter une bande de rebelles sous-équipée et mal entrainée. Mais depuis plus d’une décennie, Toussaint rassemblait des esclaves et quelques hommes libres pour bâtir une grande armée. En 1802, ils étaient 12.000 hommes disciplinés, entraînés et équipés. Aux côtés de l’armée ‘professionnelle’, il y avait des milliers de combattants armés de piques et de machettes, prêts à tout pour mettre fin à trois siècles d’exploitation. Cette dernière catégorie avait des dents contre Toussaint en raison de son caporalisme agraire. Mais, il en voulait plus à la France qui voulait les remettre en esclavage.
La guerre finale a duré environ deux ans. Toussaint a résisté durant les premiers moments. Finalement il a été arrêté par traitrise, en plein cessez-le-feu. Expédié en France, il a été emprisonné au Fort-de-Joux. Il est mort le 7 avril 1803. Quelques mois plus tard, l’armée de Saint-Domingue a mis la France en échec.
Conclusion
Les spécialistes qui soutiennent fermement que Toussaint Louverture voulait uniquement une forme d’Etat-associé font fausse route. Toussaint était abonné a tous les journaux publiés à Paris. Il avait son service de renseignement en France. Il connaissait ce qu’il se passait dans la mère-patrie. Il devrait être conscient que la route qu’il prenait ne l’emmènerait pas vers une sorte de ‘colonie-état-associé’ à la France.
Le consul général des Etats-Unis, Edward Stevens, qui suivait de près les actions de Toussaint, a donné un aperçu de son observation : « Louverture est en train de prendre des mesures doucement mais surement. Il préservera les apparences pendant un certain temps. Mais quand la France interfèrera trop dans les affaires de la colonie, il jettera le masque et déclarera l’indépendance ».
Certes, Toussaint n’a jamais écrit ni déclaré ouvertement qu’il aurait un projet de proclamer la colonie indépendante de la France. D’abord, Toussaint n’avait pas l’habitude de montrer son vrai visage. Aujourd’hui encore, c’est à force de recherches que des historiens continuent de découvrir des actions dans lesquelles Toussaint aurait été impliqué sans laisser de trace. Ensuite, Toussaint, en dépit de ses bons rapports avec les Etats-Unis et l’Angleterre, était prudent quant aux intentions de ces puissances. Il ne pouvait pas prendre le risque de laisser la colonie à couvert au risque de se faire engloutir par les Etats-Unis, l’Angleterre et l’Espagne qui avaient des yeux sur Saint-Domingue.
Les déclarations de fidélité de Toussaint à la mère-patrie ne se sauraient aucunement constituer des preuves pour saisir le fond des relations souhaitées avec la France. Avec une constitution, une diplomatie autonome, une économie florissante et une armée puissante, Saint-Domingue avait cessé d’être une colonie que la France pouvait continuer de diriger à distance. Au contraire, ces quatre éléments montrent que la France a perdu sa colonie, au moins, depuis 1801.

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