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La crise nationale : peyi friz ?

mardi 30 avril 2019 par Charles

Une rébellion sociale secoue Haïti depuis près d’un an, avec des soulèvements et mouvements de rue sporadiques. Elle a été déclenchée par une multitude de facteurs.

On peut l’analyser à partir de la conjonction ou de la coïncidence dans le temps de l’aggravation accélérée de la situation socioéconomique des majorités - y compris un secteur important de la classe moyenne appauvrie - et de l’échec de la formule de gouvernement issue des élections de 2016 qui ont mis au pouvoir Jovenel Moïse, un obligé de Michel Martelly. Les émeutes de début (6 à 9) juillet 2018, contre la hausse du prix des hydrocarbures certes, mais également contre le coût élevé de la vie, étaient un premier signe prémonitoire. Alors que l’inflation avait enregistré de nouveaux records entre avril et juin 2018 la dévaluation de la monnaie nationale s’accélérait (pour un dollar, 64 gourdes début 2018, 66 en mai, 68 en juillet ; en avril 2019 nous en sommes déjà à 86 gourdes pour un dollar). Concernant le facteur politique, la goutte d’eau a été la gestion de plus en plus fermée du gouvernement Lafontant dirigé dans les faits par Jovenel Moïse incapable, après deux ans au pouvoir, de rendre viable la moindre de ses promesses électorales, en particulier celles liées aux services de base (électricité) et aux conditions de vie des majorités (augmentation de l’emploi et de la production agricole).
La nomination de Jean-Henry Céant comme Premier ministre après les émeutes de juillet ne pouvait opérer le nécessaire rapprochement entre l’opposition (dont il représente une aile de la tendance Lavalas) et le parti au pouvoir. L’entêtement de la présidence qui a refusé toute ouverture combiné à l’impuissance d’un Premier ministre totalement dépourvu de moyens et d’appuis pour aborder les problèmes les plus brûlants ont provoqué un accroissement du mécontentement. Or, les manifestations historiques du 17 octobre et du 18 novembre ont toutes deux été suivies de journées d’incertitude et surtout du silence assourdissant des autorités. Les mobilisations de février, puis de mars, n’ont apparemment pas davantage ébranlé un gouvernement arcboutée sur ses supports locaux et internationaux.
Depuis fin mars, la situation apparait bloquée. Alors que les provocations se multiplient du côté des pouvoirs les organisations citoyennes et politiques s’époumonent à protester, proposer, condamner... en vain. Une nouvelle vague de manifestations est à l’ordre du jour - ses formes exactes ne peuvent être anticipées - en raison de l’absence d’une réponse minimale aux demandes populaires par l’équipe au pouvoir. Tout cela dans un environnement de corruption de plus en plus effronté qui implique également le Parlement dont les « enveloppes » ne se comptent plus : frais de résidence, indemnités pour location de bureaux, financement de fêtes champêtres, carnaval et autres raras … Sans compter la répartition des postes et nominations au sein de l’administration publique ou l’appropriation - littéralement – des revenus d’institutions de l’État par des particuliers.
La rébellion sociale couve toujours. Elle englobe de larges couches du corps social et, au niveau politique, concerne tous les acteurs y compris le secteur privé. Il s’agit bien d’une remise en question de tout un système, résultat de son épuisement et de la surdité de ses dirigeants.
Le dossier PetroCaribe et les pustules de la corruption
La question de la corruption a sans aucun doute joué un rôle « déclencheur » dans l’éclatement de cette phase de la crise. À cet égard, il est juste de rappeler le précédent qu’a été l’appel à porter plainte lancé par le secteur « démocratique radical » par la voix de l’avocat et militant André Michel il y a plus d’un an. Les citoyens étaient invités à saisir l’action publique contre l’État sur l’utilisation des fonds PetroCaribe. L’initiative, de nature juridique, avait une portée plutôt symbolique, mais elle atteste des inquiétudes suscitées déjà à l’époque par l’ampleur du phénomène de la corruption. En fait, à partir des années 2010, entre le gaspillage des fonds post-séisme par la CIRH et consorts et la manne du programme PetroCaribe, plusieurs centaines de millions de dollars ont transité par Haïti. Les fonds provenant du programme PetroCaribe ont été évalués à plusieurs milliards de dollars (ici encore l’opacité règne), or leur impact est invisible sur les conditions sociales et économique des majorités, ou sur le territoire.
Mais c’est sans doute la mobilisation des jeunes à partir des réseaux sociaux qui a condensé les frustrations et les demandes de différents secteurs dont certains étaient jusqu’alors demeurés passifs ou dubitatifs. La manifestation du 17 octobre convoquée pour demander des comptes sur le fonds PetroCaribe a rassemblé des centaines de milliers de personnes de différents groupes sociaux, sous l’égide de ces jeunes issus des couches moyennes, souvent ouverts sur le monde et bien informés des grandes problématiques politiques internationales. C’était une manifestation essentiellement citoyenne, pacifique, comme celle du 18 novembre. L’absence absolue de réponse du gouvernement a grandement contribué à l’expansion des revendications et à la radicalisation de leurs expressions.
Les informations sur l’utilisation du fonds demeurent à la fois incomplètes et contradictoires. Le rapport partiel de la Cour supérieure des comptes énumère des travaux jamais terminés ou inexistants (les dix complexes sportifs non fonctionnels, le marché aux poissons à la sortie Sud de la capitale dont la construction a été interrompue, un moignon de béton censé annoncer un viaduc ...). Ces escroqueries et ces mauvaises pratiques impliquent des personnalités et des institutions appartenant au plus haut niveau de l’appareil d’État, y compris le président. Pourtant, si l’insistance des petrochallengers, de sa branche Nou pap domi ou du mouvement Ayiti nou vle a est l’expression de l’entêtement citoyen, elle est aussi la marque de son impuissance aujourd’hui et maintenant. En effet, le mouvement citoyen a besoin de relais sous peine de se retrouver sans interlocuteur, l’Etat ayant depuis longtemps désisté de ce rôle. Et les interlocuteurs obligés sont les organisations politiques, discrédités ou pas… Ainsi, par-delà les ambitions et attentes électorales des uns et des autres une convergence doit s’opérer qui tienne compte des vocations (ou des quotes-parts de pouvoir politique) de chacun des acteurs. Sous peine d’éterniser ce peyi friz, cette stagnation absolue qui menace de dégénérer en anomie sociale et politique.
En attendant, les pustules de la corruption éclatent en deblozay d’insécurité en divers points du territoire, de La Saline à Grand Ravine et de Petite-Rivière à Carrefour-Feuilles. La multiplication de ces incidents est à la mesure de l‘insigne faiblesse des dirigeants mais surtout du degré de déliquescence atteint par le système et dont les manifestations les plus spectaculaires sont le scandale des collusions entre les gangs et le personnel politique. Le cas des accointances avouées entre le sénateur de l’Artibonite Garcia Delva et le chef de gang Arnel Joseph, ou celui d’un présumé chef de gang appréhendé dans le cadre du dossier du massacre de La Saline et libéré par un substitut du commissaire du gouvernement à l’insu de ce dernier, n’en sont que les illustrations les plus récentes.
Last but not least, de par son mandat la PNH se trouve à la croisée d’enjeux politiques cruciaux et en la mettant devant son seuil d’incapacité l’équipe au pouvoir met en jeu l’État lui-même. Comble de légèreté, le Premier ministre Lapin parle de guérilla ; il semble conférer ainsi à la délinquance armée un statut que la réactivation de la Commission nationale de démobilisation, désarmement et réinsertion - CNDDR - avait déjà suggéré. Parmi les réactions enregistrées, je me réfèrerai à un article de James Boyard paru dans Le Nouvelliste qui a opportunément remis les pendules à l’heure en soulignant que le terme est « inapproprié » pour désigner des bandits dont « les objectifs sont criminels, motivés par des intérêts économiques » ; et que l’usage indu de ce qualificatif « charrie des conséquences géopolitiques considérables ». Reste à savoir si le bon sens finira par prévaloir dans ce débat dont l’aboutissement pourrait ancrer durablement des pratiques mafieuses et criminelles dans la gouvernance nationale.
Dialoguer ? Négocier ?
Il existe actuellement une multitude de consultations, regroupements et de propositions, formulés à la fois par les citoyens et les organisations politiques. Ces groupes ont commencé à dialoguer. Cependant à tous les niveaux les divisions prédominent :
- Des divisions au sein du système politique ; au sein de l’exécutif d’abord ; les différends entre le président et le Premier ministre étaient publics et l’harmonie actuelle n’est autre que la subordination du ministre au président ; entre les pouvoirs de l’État ensuite, avec un exécutif qui ignore le Parlement, lequel à son tour met en garde le président et l’a même menacé d’un procès pour haute trahison ; le système judiciaire est également divisé entre un secteur politisé (ceux qui sont proches du gouvernement) et un autre, impuissant. La police est tiraillée entre des ordres de protéger les biens et de réprimer les délinquants – ce qu’elle ne respecte pas toujours, on se rappelle la passivité suspecte de la police lors des émeutes de juillet 2018 - et ses intérêts particuliers ou ses misères en tant que corps laissé pour compte et trop souvent instrumentalisé.
- Des divisions entre les oppositions et entre les groupes sociaux (y compris l’oligarchie dominante). Depuis juillet le courant dit « opposition radicale » n’a plus le monopole des convocations mais les appels à manifester en octobre, en novembre et en février derniers étaient plus parallèles qu’accordés. Tandis que des voix demandent la sortie de Jovenel Moise (l’opposition « modérée » social-démocrate ou de centre-droit, des éléments du secteur privé, se sont déjà exprimés dans ce sens), les alternatives à cette option sont loin de produire un consensus. Dialoguer ? Avec ou sans conditions ? Sur quel minimum national ?
- Des divisions au sein des entrepreneurs eux-mêmes qui, à travers le forum du secteur privé, parlent d’une seule voix et demandent la préservation de leurs intérêts en tant que -« pourvoyeurs d’emplois », mais sont divisés sur la meilleure formule pour sauver le système : Faut-il faire des concessions socioéconomiques pour maintenir l’équipe au pouvoir ? Sacrifier Jovenel pour sauvegarder le système ? Proposer un nouveau modèle de modernisation qui sonne le glas de l’économie patrimoniale ? Cela dit, la nouveauté c’est sans doute le caractère explicite de ces positions politiques émanant de la bourgeoisie. On se rappelle certes les antécédents lointains (avec Louis Déjoie) ou plus récents (avec Charles Henri Baker) d’implication directe d’hommes d’affaires en politique. Mais aujourd’hui ils parlent fort et l’un de ses représentants, Réginald Boulos promet même de nous faire explorer des voies que l’on voudrait nouvelles …
Tout cela débouche sur l’absence d’une formule de sortie de crise. Les négociations et les consultations qui se déroulent chaque jour dans les cercles du pouvoir se font dans un contexte d’opacité totale. Les négociations entre le pouvoir et l’opposition politique en sont à leurs premiers balbutiements et sans une connexion directe avec les mouvements citoyens elles sont condamnées à faire long feu. Mais surtout la question fondamentale du leadership demeure entière, car, ce dernier est entaché d’un véritable atavisme qui projette et produit des chefs et des candidats à la pelle, tant il est vrai que le collectif et l’organisationnel sont des modalités absentes de notre culture politique. À ce propos le slogan lide anvan lidè pourrait bien traduire l’émergence de nouvelles conceptions, de nouvelles aspirations au sein des générations montantes, et ce serait tant mieux.
Ceci dit, cette incapacité des forces nationales à élaborer une solution endogène fait courir à Haïti le risque d’accepter (encore une fois) un replâtrage imposé par ses « amis » de la « communauté internationale ». A ce sujet il est difficile de ne pas évoquer (comparaison n’étant pas raison) le contexte de 2004 qui a précédé le déploiement de la Minustah : désaccords sur les formules de sortie de crise, montée de l’insécurité, « rebelles » armés même... Car une « mission politique » nous pend au nez après le départ programmée de la Minujusth. Placée sous tutelle soft, sous l’égide du chapitre 6 de la charte de l’ONU, pour « mauvaise gouvernance », Haïti pourrait végéter longtemps, téléguidée au niveau même (le politique) où il lui faut impérativement s’émanciper.
Les acteurs du réveil politique - protestations, provocations, manipulations…
Depuis le soulèvement de juillet une constellation d’organisations et de secteurs se forment, s’expriment, ou ressurgissent. La question du fonds PetroCaribe a été projetée au-devant de la scène avec la formation dans les réseaux sociaux du mouvement des petrochallengers ; puis la marche du 17 octobre dernier a réveillé la société civile et réanimé les acteurs politiques. Il s’agit-la peut-être du gain politique le plus important de l’année écoulée, au-delà de l’agitation et de la confusion actuelle. L’opposition radicale, accusée de tirer parti du mouvement pour obtenir un gain politique, a néanmoins démontré une certaine capacité de convocation. Les organisations de défense des droits civiques et de la personne ont également joué un rôle important. On a vraiment affaire à un mouvement pluriel, mais peu organisé, essentiellement enraciné dans le mécontentement populaire. Notre faible tradition organisationnelle conjuguée au manque de crédibilité ou de présence des partis politiques sensés porté au niveau du pouvoir les demandes et les aspirations, confèrent à ces manifestations une (fausse) image de « spontanéité des bases ». En réalité, on le sent bien, il y a des acteurs derrière le rideau ; ce que l’opinion publique ignore, c’est leur poids respectif.
Par exemple, en raison de leur caractère spectaculaire et de l’utilisation de leurs images dans la presse, les barricades et les barrages routiers sont systématiquement associés aux manifestations. Or, s’ils sont une réelle expression populaire des manifestations de quartier ils sont aussi organisés par une « faune » disponible de chômeurs, parfois rémunérés par des hommes politiques ou des hommes d’affaires. Ils servent ainsi trop souvent à discréditer des manifestations qui sont annoncées puis rapportées sous le seul angle de la violence. Malheureusement ces amalgames entre protestataires et casseurs sont efficaces pour démobiliser, désolidariser, voire intimider des groupes pourtant critiques et/ou objectivement concernés par les revendications. En fin de compte, les convergences de vue collectives qui lentement se dessinent en font les frais.
Par ailleurs ces pratiques ont eu un impact sur la construction d’une certaine image d’Haïti, de son « unicité », de sa « malchance » ; un « cas désespéré ». Mais au-delà de ces étiquettes - qui disent, mais déforment et « folklorisent » l’histoire et les problèmes d’Haïti, il nous revient à nous, Haïtiens, de centrer la réflexion sur les raisons de ce déficit croissant de gouvernance du pays, en particulier après la décomposition de l’ordre dictatorial de Duvalier. De fait la disparition en 1986 des contrôles sociaux et politiques a exposé au grand jour l’ampleur de l’exclusion sur la base de laquelle un système injuste, oligarchique et clientéliste s’est construit. Ce système est épuisé. Aristide et Martelly ont été l’expression respectivement des échecs des velléités de le changer et de la résistance qu’opposent les classes dominantes à sa décomposition. N’oublions pas que les soulèvements actuels ont été précédés d’autres signes prémonitoires comme la difficile transition politique de 2015-2016. Il s’agit donc bien d’un aboutissement.
Si nous voulons « prendre ce pays au sérieux » – comme aimait dire Leslie Manigat, - et analyser Haïti avec les outils et les concepts scientifiques et politiques que l’on mobilise normalement, il nous faut prendre la mesure de l’échec historique des oligarchies successives à proposer et à mettre en œuvre un projet capable d’intégrer l’intérêt général aux intérêts de leur groupe. L’irruption sur la scène politique des exclus, c’est-à-dire de l’immense majorité des 11 millions d’Haïtiens, et leur exigence d’être pris en compte ont été ignorés depuis plus de trente ans. Aujourd’hui, la devise n’est plus « changer l’Etat », mais radicalement « changer le système ». Or, aucun pays n’a pu décoller sans avoir résolu trois conditions fondamentales du développement national : la question agraire, la démocratisation de l’éducation et la détermination de ses élites (ou d’une partie d’entre elles) à construire un projet dans lequel ses intérêts particuliers rejoignent ceux d’une majorité qui y trouve objectivement ses intérêts propres, à un moment historique donné. Par conséquent, souligner le caractère incontournable de la responsabilité des élites n’a rien d’un appel du pied. Il s’agit bien du rappel d’une loi qui se vérifie chaque fois qu’une crise met en jeu la question nationale.
Rien n’invite à l’optimisme, car ce qui nous revient en boomerang est le résultat de siècles d’ignorance totale et de mépris systématique pour l’intérêt général le plus élémentaire par les élites du pays. Aujourd’hui, il nous faut reconnaitre le manque de préparation pour y faire face alors que c’est devenu un besoin pressant. Cependant la maturité croissante manifestée aujourd’hui par une opinion plus instruite et informée, plus consciente de ses droits et plus mûre dans ses revendications peut fonder un optimisme auquel nous sommes de toute façon tenus.
Sabine Manigat
sabine.manigat@gmail.com


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