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La dimension poétique et le triomphe du vulgaire

mercredi 15 mai 2019 par Charles

Dans mes conversations avec mes amis de l’Atelier Jeudi Soir, nous parlons souvent de la dimension poétique de l’être humain. Ou de son absence. On peut croire qu’une telle notion n’a pas sa place dans une rubrique consacrée assez fréquemment à la politique.

Que la dimension poétique est « affaire de poète ». Ce serait bête. Ceux qui se disent « poètes » ou « écrivains » ne l’ont pas toujours. La différence est énorme, sur le fond, quant au rapport avec la beauté et à l’autre, entre ce poète qui demande à la femme avec laquelle il a une relation affective de venir, après sa mort, « chaque soir s’asseoir sur sa tombe pour pleurer » et les mots (repris par Aragon) de Missak à Mélinée, sachant qu’il va être fusillé : « Marie-toi, sois heureuse et pense à moi souvent / toi qui vas demeurer dans la beauté des choses / et je te dis de vivre et d’avoir un enfant ». Comme dans le rapport avec le corps aimé, la dimension poétique de « j’ai passé dans tes bras l’autre moitié de vivre » n’a rien de comparable avec le priapisme vantard des exploits de la verge qui pullule dans certains recueils contemporains.
La précarité, la socialisation sur le modèle individualiste, l’obéissance aveugle aux lois du clan comme à celles du marché, le poids des idéologies de la reproduction à l’identique au détriment de l’individualité (qui n’est pas l’individualisme) dans la construction de la subjectivité, privent de plus en plus d’êtres humains de cette dimension poétique qui allie le beau au bien hors des réflexes vulgaires visant la satisfaction d’intérêts personnels ou l’obéissance à des dogmes qui nous réduiraient, nous réduisent de fait à n’être que les exécutants d’un « type commun d’humanité ».
Pour illustrer la force de cette dimension poétique et les conséquences de son absence, de sa destruction systématique, dans la vie réelle, opposons le geste de ce groupe d’élèves d’une institution privée qui, primé par Radyo Tele Kiskeya, renvoie le chèque à la station avec un mot collectif de remerciements pour services rendus à la nation, à tels responsables des activités de la terminale de tel autre établissement qui se partagent les recettes générées par ces activités. Opposons le refus du député Raymond Cabèche de signer une convention qui faisait de l’Etat haïtien le vassal d’une grande puissance, ou la lettre du député Françcois Jacques Abd-El-Kadher Acacia au président Vincent voulant se faire réélire en violation de la Constitution (« un prince ne fait pas toujours ce qui est dans sa puissance ») à tel député ou sénateur d’aujourd’hui, bandit recruté et lui-même recruteur de bandit, caresseur dans le sens du poil de son semblable plus puissant, vorace et féroce, n’ayant qu’un objectif : se maintenir au pouvoir pour assurer son enrichissement personnel.
Des individualités sauvages ou misérabilistes, incapables de se construire, de se voir, de se concevoir dans une unicité digne hors de la soumission ou de la prédation : l’appétit criminel ou le vaincu qui croit dire « je » sans même se demander qui parle dans sa bouche. Prédateurs et têtes baissées…
Dans ce contexte, parler de la dimension poétique n’est pas affaire de littérateurs éloignés de la réalité. C’est au contraire, au cœur même du politique, des affaires de la cité, encourager à se construire dans un autrement qui refuse de penser l’être humain comme un ogre ou un chien battu. En liant cette construction de soi à tous les discours revendicatifs que les injustices de toutes sortes justifient. L’implication de jeunes de différentes classes sociales dans les mouvements revendicatifs est l’une des rares sources d’espoir. Il y a quelque chose de cette dimension poétique dans leur élan. Puisse-t-elle se manifester dans tous les domaines de la vie.

Antoine Lyonel Trouillot
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