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Littérature québécoise - Laferrière, avant et après la fatigue

vendredi 31 mai 2019 par Charles

Bien avant de commencer à écrire vraiment, avant même que la fatigue ne fasse son oeuvre, toute son oeuvre, Dany Laferrière se savait déjà paresseux. Pourtant, après dix livres et en quinze années d’écriture, il estimait déjà, en 2001, avoir fait le tour de la question. Le reste, selon le mot d’humour d’Antoine Blondin, n’est plus que « litres et ratures ». Laferrière, quand il ne se fait pas son propre cinéma, réécrit, rallonge et revoit, chronique dans La Presse ou permet qu’on publie ses vieux textes.

D’abord paru en 2001 et distribué gratuitement en librairies (5000 exemplaires au Québec, 20 000 en France et 5000 en Haïti), Je suis fatigué, aujourd’hui réédité en poche chez Typo dans une version augmentée et revue par l’auteur (une douzaine de nouveaux textes), se compose de fragments d’autobiographie, de propos personnels sur le livre, le lecteur et l’écrivain, sur le voyage, l’Amérique ou la question des langues sur la planète.

Épilogue et point d’orgue d’une oeuvre considérable regroupée sous le titre de L’Autobiographie américaine, Je suis fatigué fait le compte de ces dix livres qui portent leurs lecteurs de l’enfance à l’âge d’homme, de la fuite du pays natal à l’arrivée à Montréal. Chronique de la dérive douce, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, Pays sans chapeau, L’Odeur du café. Le bilan incontournable d’une vie somme toute fulgurante, pour un écrivain qui fait depuis longtemps l’éloge de la paresse et des séances prolongées de méditation dans la baignoire.

Carte blanche

Journaliste à l’hebdomadaire politico-culturel Le Petit Samedi soir jusqu’en 1976, après huit années à sillonner le pays et à exercer sa plume, mesurant toute la misère et le malheur d’un peuple, Dany Laferrière doit fuir contre son gré discrètement Port-au-Prince après l’assassinat de son collègue et ami Raymond Gasner. Cette sortie de l’île, il la raconte dans son dernier roman, Le Cri des oiseaux fous (Lanctôt, 2000).

Il débarque à Montréal à 23 ans, avec vingt dollars en poche et une valise en fer-blanc. De 1976 à 1982, c’est le difficile travail en usine à Montréal — « Pour un écrivain, c’est la meilleure école au monde », reconnaît-il pourtant. Une époque pénible, certes, mais qui constitue l’expérience la plus importante de sa vie : « Je n’étais pas pauvre, j’expérimentais la pauvreté. Je n’étais pas seul, j’étudiais la solitude. Montréal représentait à mes yeux la liberté absolue. Pour la première fois, ma vie se retrouvait entre mes mains. »

Puis en 1984, Dany Laferrière devient chroniqueur régulier pour l’hebdomadaire new-yorkais Haïti-Observateur (« Je leur ai demandé carte blanche », écrit-il), le journal le plus influent de la diaspora haïtienne et l’un des plus respectés de la presse dite « ethnique » aux États-Unis.

Les Années 80 dans ma vieille Ford, que font paraître aujourd’hui les Éditions Mémoire d’encrier — fondées en 2003 —, rassemble la moitié de la centaine de chroniques livrées par Laferrière au cours de ses deux années de collaboration avec Haïti-Observateur. Ces écrits nous montrent un chroniqueur instantané, un styliste rapide qui pond des textes souvent naïfs, mais pourtant illuminés d’une force brute et tranquille. « Les chroniques annoncent l’oeuvre de Laferrière », fait remarquer avec justesse Rodney Saint-Éloi dans sa préface. Elles en ont assurément déjà tout l’humour, l’autodérision, la curiosité tentaculaire.

Polaroïds de la diaspora haïtienne

Sur l’incontournable expérience américaine, par exemple, annonçant Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit ? ou Comment conquérir l’Amérique en une nuit : « Je dis ceci : pendant deux à trois siècles, notre manière d’être Haïtien était à la française, demain elle sera à l’américaine » (20 avril 1984, première chronique).

Sur son refus viscéral des étiquettes et des petites boîtes : « Je ne me suis jamais senti noir, ni même haïtien. J’ai toujours été citoyen de Petit-Goâve, la ville de mon enfance, ou plus précisément un natif du 88 de la rue Lamarre. J’ai été élevé dans ce cocon par une grand-mère qui m’a tout appris de la vie : l’amour, la joie, la sensibilité, la douleur et la mort » (1er novembre 1985). Sur la paresse : « Je peux dire que chaque semaine, je rêve de trouver sur mon bureau l’article terminé sans que j’aie eu à lever le petit doigt. Alors par superstition, je laisse toujours une feuille blanche dans la machine. On ne sait jamais. »

Ce sont les premières armes d’un écrivain en ébullition avancée. À une époque où Dany Laferrière, pressentant déjà avec urgence la nécessité de tracer une oeuvre cohérente et inspirée, se demandait encore quelle sorte d’écrivain il souhaitait réellement devenir. Voltaire ou Chester Himes ? Tanizaki et Depestre ? Le Hugo des Choses vues ? Il n’a pas eu à choisir. Puisque comme tout véritable écrivain, il est un hybride de ses lectures, de ses dégoûts comme de ses admirations, un monstre littéraire à plusieurs têtes.

Et un monstre au ton déjà affirmé, encore tremblant mais étonnamment sûr de lui. « Je voulais photographier l’époque au polaroïd, comme le faisait Andy Warhol que j’avais vu un midi dans les rues de Manhattan. Blafard, il avait l’air d’un vampire obligé d’aller quémander du sang au poste de la Croix-Rouge du coin. » Laferrière écrivait donc tête baissée, le carnet de notes constamment dégainé, attendant beaucoup du hasard et de la vie.

Beaucoup d’instantanés d’une diaspora haïtienne dont « le rêve s’est oxydé avec les années », à New York, à Montréal, à Miami ou aux Bahamas, animés du besoin de voir, de comprendre et de montrer. Un dimanche chez le coiffeur à Brooklyn. Un trajet délirant en minibus de New York à Montréal, un vol d’avion légendaire. Des portraits de peintres ou d’écrivains haïtiens majeurs : Bernard Wah, Roger Gaillard, Jean-Claude Charles, Franck Étienne (« le Rabelais des Caraïbes »), Émile Ollivier en aristocrate des lettres haïtiennes. Des images souvent croquées sur le vif, dont on peut parfois mesurer aujourd’hui, vingt ans plus tard, toute la justesse.

Seule ombre au tableau de cette petite résurrection : un travail d’édition amateur et bâclé, imprimé sur du mauvais papier journal. Sans oublier le pire : bibliographie déficiente, césures aléatoires, fautes d’orthographe sanctifiées. Un petit musée des horreurs de l’édition et une aberration inqualifiable, il faut malheureusement le reconnaître, pour un écrivain, on l’aura compris, qui mérite plus d’égards.

Collaborateur du Devoir

LES ANNÉES 80 DANS MA VIEILLE FORD

Dany Laferrière

Mémoire d’encrier

Montréal, 2005, 194 pages

JE SUIS FATIGUÉ

Dany Laferrière

Nouvelle édition revue et augmentée

Typo

Montréal, 2005, 232 pages


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