MosaikHub Magazine

« L’apprentissage de la lecture se joue en grande section de maternelle »

vendredi 7 juin 2019 par Charles

INTERVIEW. Le linguiste Alain Bentolila se félicite de l’importance donnée à la maternelle et au langage dans la dernière circulaire de rentrée. Par Émilie Trevert

Publiée le 29 mai, la circulaire de rentrée, qui fixe les priorités de l’école primaire, met à l’honneur la maternelle et le langage. Une excellente nouvelle, pour le linguiste Alain Bentolila. L’auteur de nombreux rapports, notamment sur la maternelle, la grammaire et le vocabulaire, voit dans les trois premières années de scolarité « le moment où l’on a avec la langue un rapport d’observation ». « On peut travailler sur la compréhension des textes même avant de savoir lire, on prend conscience de l’organisation des phrases, des syllabes… »
Acquérir suffisamment de vocabulaire dès la grande section est, pour le linguiste, la clé de l’apprentissage futur de la lecture. « Si l’enfant n’a pas assez de vocabulaire au CP, il pourra toujours apprendre à déchiffrer, son déchiffrage tournera à vide », explique le professeur de l’université Paris-Descartes. Pour celui qui est partisan d’un dédoublement des classes en zone d’éducation prioritaire dès la grande section – prévu pour la rentrée 2020 –, tout commence très tôt. « On ne peut pas accepter que le sort de certains élèves soit scellé dès 6 ans selon qu’ils sont nés du mauvais côté du périphérique ou dans des friches rurales », a-t-il plaidé auprès de Blanquer. Le linguiste salue le « courage » du ministre, le premier, dit-il, à avoir « vraiment tenu ses promesses », même s’il ne se prive pas de pointer certaines erreurs ou des points faibles de sa politique.

Dans la circulaire de rentrée 2019, il est beaucoup question de l’apprentissage du vocabulaire, et ce, dès la maternelle. Pourquoi est-ce important de commencer si tôt ?

Portrait du linguiste et ecrivain francais Alain Bentolila en 2010.

© leemage
Alain Bentolila : Un enfant qui est en pénurie de mots, c’est-à-dire qu’il possède environ huit fois moins de mots que ce que l’on peut attendre à l’entrée au CP, n’a quasiment aucune chance d’apprendre à lire de façon convenable quelle que soit la méthode de lecture utilisée. Je l’avais constaté en rédigeant un rapport sur le vocabulaire en 2007 pour Gilles de Robien [alors ministre de l’Éducation nationale, NDLR] ; c’est toujours d’actualité malheureusement. Si l’enfant n’a pas assez de vocabulaire au CP, il pourra toujours apprendre à déchiffrer, son déchiffrage tournera à vide. C’est pourquoi la question du vocabulaire est un enjeu majeur.

On parle de « décodage » et d’« encodage ». Pourquoi apprend-on aux enfants à déchiffrer ?
On leur apprend à déchiffrer parce que, à 6 ans, ils ont dans la tête un dictionnaire mental (comptant environ 1 850 à 2 000 mots), celui avec lequel ils parlent et ils comprennent ce que l’on dit. Ils doivent traduire le bruit des mots qu’ils entendent en sens. Et quand ils découvrent les mots écrits, il faut leur apprendre à traduire en son ce qu’ils voient en lettres.
On apprend ce dictionnaire mental à l’enfant pour qu’il ait une autonomie d’accès au sens. Si l’enfant a huit fois moins de mots que les autres, il apprendra à déchiffrer, mais il se heurtera à son dictionnaire mental qui lui répondra en quelque sorte : « Il n’y a pas d’abonné au numéro demandé... » À force, l’enfant va finir par se dire que le but de la lecture, ce n’est pas le sens, mais le bruit.

Penser que le déchiffrage est mauvais en soi est aussi idiot que de penser que le déchiffrage est une finalité en soi. Lire, c’est apprendre à déchiffrer pour accéder au sens. Et pour cela, il faut avoir suffisamment de vocabulaire.
Vous militiez depuis longtemps pour que les classes de grande section soient dédoublées, elles le seront à la rentrée 2020 en REP et REP +, il est également prévu par la circulaire la publication d’un guide « sur le vocabulaire et la phonologie » à destination des enseignants de maternelle…
Oui, c’est très positif. La grande section (GS) est au front des inégalités linguistiques et sociales. Il faut enfin comprendre que c’est en GS que se joue l’apprentissage de la lecture au CP et que c’est au CE1 que l’on donne toute sa force et sa solidité à la capacité de lire long en comprenant ce que l’on lit. Ce qui est en jeu est fondamental. Il faut que les élèves, au sortir du CE1, soient capables, non seulement de lire de façon fluide, mais surtout de savoir lire des textes avec un minimum de distance, de les interpréter tout en les respectant, de lire des textes explicatifs et pas seulement narratifs… C’est le succès dans une discipline qui se joue là.

Vous préconisez le dédoublement en GS, CP et CE1, mais pas à n’importe quelles conditions.
J’ai toujours dit : « Attention, il ne suffit pas de dédoubler ! » Croire naïvement que si l’on dédouble, tout ira beaucoup mieux est une erreur. C’est évident qu’avec 12 élèves au lieu de 24 les enseignants travaillent dans de meilleures conditions, mais si on dédouble pour faire exactement la même chose, on perd 50 % de l’effet recherché. Il faut accompagner les profs dans ces classes. Dans l’académie d’Amiens, la plus défavorisée de France, nous menons une expérimentation sur les CP dédoublés : sept chercheurs de mon équipe accompagnent professeurs et conseillers pédagogiques sur place. Ainsi, en deux ans, l’on a réduit de plus de la moitié l’écart entre les REP et les non-REP (il est passé de 10 points à 4). Il n’y a pas de miracle, si vous conjuguez de bonnes conditions d’enseignement et que vous ouvrez de nouvelles voies pédagogiques avec une formation accompagnante et régulière, vous obtenez des résultats.
Dans la circulaire, il est précisé que « deux heures par jour » doivent être dédiées à la lecture et à l’écriture en élémentaire ; dès le CP : il est prévu « deux à trois fois par jour, des phases courtes et denses d’usage du code »… Les enseignants peuvent avoir l’impression qu’on leur dicte ce qu’ils doivent faire.

À mon sens, c’est une erreur qui est faite, non par le ministre lui-même – qui ne va pas dans ce genre de détails – mais par ceux qui, à mon sens, lui jouent un mauvais tour en dénaturant la puissance et la valeur de ces annonces, en lui donnant un ton dictatorial qui n’a jamais marché dans l’Éducation nationale. Cette intrusion dans les classes, ce côté « Voilà ce que vous allez faire… » est une erreur majeure ! L’école de la confiance, ça veut dire : « J’ai confiance en vous » et non « Vous devez me faire confiance ». Le ministre doit donner ses objectifs, mais en aucun cas, faire l’emploi du temps de la classe !
Lire aussi École : ce que le Sénat a amendé dans le projet de loi Blanquer
Vous comprenez les réactions des syndicats qui crient à l’autoritarisme ?
En partie, oui. Mais, il faut surtout saluer le courage qu’a eu ce ministre de procéder au dédoublement des CP, des CE1 et bientôt des GS. On a une chance historique ! Je rappelle que c’est la première fois qu’un ministre tient vraiment ses promesses. En 2003, Luc Ferry avait dédoublé dans un département [la Seine-Saint-Denis, NDLR], cela avait duré six mois... Malheureusement, on s’égare aujourd’hui dans des procès d’intention, des interprétations étranges, des rumeurs infondées… Si on perd cette bataille-là, il faudra attendre très longtemps avant qu’une telle opportunité ne se représente.
« La lecture à haute voix, notamment la fluence, est une compétence travaillée au quotidien dès le début du deuxième trimestre (du CP). Elle permet d’atteindre l’objectif d’une lecture d’au moins 50 mots à la minute en fin de CP », peut-on lire dans la circulaire de rentrée.
Je n’aime pas trop donner de telles ambitions chiffrées… Les enfants en maternelle ont des rythmes cognitifs et d’apprentissage très différents. C’est important de mettre en valeur la lecture à haute voix qui est une lecture de convivialité. Mais ce n’est qu’une utilisation particulière de la lecture, la plus efficace étant la lecture silencieuse.

La lecture à haute voix, est-ce un préalable ?
Non, on ne commence pas par lire à haute voix : on apprend à lire à haute voix et on apprend à lire silencieusement. Ce ne sont pas les mêmes situations, pas les mêmes fonctions. On lit à haute voix pour les autres. Et on se crée des images dans sa tête en lisant silencieusement, c’est la lecture pour soi. L’objectif est de faire des élèves des lecteurs silencieux.


Accueil | Contact | Plan du site | |

Creative Commons License

Promouvoir & Vulgariser la Technologie