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La tragi-comédie de l’empereur Dessalines

jeudi 15 août 2019 par Charles

Nul ne comprendra jamais ce pays s’il n’est venu ici, admirer le panorama d’un désastre sublime : les ruines d’une série de forteresses disposées en diadème sur les pitons rocheux qui dominent la vallée de l’Artibonite, érigées par Dessalines pour défendre la capitale de la nouvelle nation. Car ce paysage est à l’image de tout le reste. D’une beauté tranquille, mais d’un chagrin profond qui vous font verser les larmes de Satan depuis son enfer, contemplant le paradis.
Entre 1804, symbole de toutes les libertés, et 2019, synonyme de gabegie et de détresse. Entre ce pays à vau-l’eau qui dérive à présent sans barreur, et l’Empire de jadis, quel contraste ! Quel abîme entre l’empereur Jean-Jacques 1er qui faisait trembler les tyrans de la terre, et le bandit légal arrêté comme un malandrin pour acte de kidnapping. Certes Dessalines était aussi analphabète, mais pas au point de déclencher les rires et les sarcasmes lorsqu’il prenait la parole comme certain sénateur de la République.
Il ne faudrait pas s’acharner cependant sur des victimes de la bêtise humaine, ni leur faire porter le chapeau d’une situation dont ils sont le produit mal fini, le dommage collatéral plutôt que la cause. Car, il y a loin, entre la nation de Grenadiers qui bouta le Français hors d’Haïti, et les boudachire d’aujourd’hui qui confirment notre déclin plutôt qu’ils n’en seraient la cause. Même s’ils apportent le dernier clou pour sceller le cercueil de nos espoirs déçus.
« Comment en est-on arrivé là ? » est la question qui taraude tout intellectuel haïtien confronté au regard oblique sur le passé. Comment sommes-nous passés de la situation de bâtisseurs de citadelles au bidonville d’aujourd’hui que je dois traverser pour atteindre les pentes qui conduisent au château ?
Tout en retournant ces questions dans ma tête, je m’avise que le terrain me rappelle le Midi provençal. Les mêmes rocailles sonores au milieu des broussailles, les mêmes cigales, le même profil bossué des collines calcaires rongées jusqu’au cœur par le karst. Ce qui laisse de belles opportunités de résurgences limpides, comme celles qui alimentent le bassin de l’impératrice à Marchand-Dessalines. Les eaux percolent à travers les grottes et les cavernes formées sous la terre par la dissolution du carbonate de calcium et qui produit des merveilles dans les ténèbres. Il y a les plus belles grottes habitées de notre histoire ancienne. Aussi belles que celles de Dondon, à peine explorées à cette date.
En gravissant les pentes qui conduisent au château-fort, je me suis encore demandé s’il était prudent de tenter pareille ascension. On m’avait prévenu : « si tu vas à Marchand-Dessalines pour la Sainte-Claire, sois prudent. Les gangs ont le contrôle de la zone et la route est infestée de brigands qui n’attendent qu’une occasion pour trancher dans le lard des passants pansus pour nourrir leurs petits et contenter leurs troupes. » J’entendis ainsi des histoires à vous décourager de prendre la route.
Quoique n’ayant pas la panse attendue, je me suis senti pourtant un léger tressaillement dans le dos en pensant à la pointe du couteau, aux yeux de l’assassin, à mon sang giclant à mes pieds.
J’ai hésité, mais j’ai pris mon courage à deux mains. Grenadier sinon rien. J’ai longtemps tourné autour de ces forteresses en me rendant de Limonade à Port-au-Prince, lorsque j’enseignais dans le Nord, et je n’avais jamais eu l’occasion de visiter ces ruines. Mais comment et quand le faire sinon aujourd’hui que je suis seul et que j’ai l’occasion de parler en tête-à-tête avec l’Empereur ?
« Je partirai ! » me dis-je in petto.
Je suis parti et j’ai bien fait. J’y ai trouvé une atmosphère bucolique et villageoise qui me convient à merveille. Les troubles annoncés en ont dissuadé plus d’un de venir à la fête champêtre. Les bambocheurs et les tafiateurs sont restés à distance. Ce qui me permet de profiter d’une ambiance vraiment champêtre, avec les vrais pèlerins, les vrais pénitents, ceux qui viennent pour prier et faire des offrandes propitiatoires à sainte Claire, ainsi qu’à l’Empereur dont l’esprit est vénéré comme un saint sur les ruines de son palais.
Hier j’ai visité la vieille ville. Les maisons en bois chantournés ont gardé un charme désuet sous leur galerie couverte de galetas démodé. J’ai cherché en vain la maison des sœurs jumelles de ma prime enfance. Leurs parents étaient de ce patelin. Elles vivent aujourd’hui aux USA comme tout ce que la ville comptait de notables et de jeunesse cultivée autrefois. Hier également, ai sacrifié au rituel du bain à la source de l’Impératrice. Pour prendre des photos, pas pour des ablutions. Une eau claire et fraîche surgie du calcaire. Visité également la maison de Claire Heureuse, première impératrice des Indes, celle de Charlotin Marcadieu, symbole de l’amitié fidèle, qui se jeta dans les bras de l’empereur sur le point d’être criblé de balles par ses assassins. Ai visité aussi les maisons lwa de l’empereur. Deux étroits ajoupas sans fenêtre où le couple impérial était censé servir les Esprits.
Après une nuit passée chez des amis qui m’ont fait un accueil de roi mage, je me suis levé tôt pour entreprendre ce pèlerinage républicain. Moi qui ai si souvent visité la citadelle du roi Christophe, pourquoi ai-je autant attendu pour visiter celle de l’empereur Jean-Jacques ? Je me console en me disant que « tout vient à temps à qui sait attendre », je suis à Marchand-Dessalines, et c’est ce qui compte. Je m’y sens comme au cœur du berceau de notre civilisation, à l’épicentre d’un rêve patriotique qui a viré au cauchemar.
J’ai pris soin de demander mon chemin à un riverain et j’ai commencé à suivre le sentier au milieu des cahutes. Je traverse un champ de sacs en plastic empuantis par leur contenu merdeux. Comme le bidonville est construit sur la rocaille qui sert de soubassement au fort, il n’y a pas de fosse pour les latrines… Les maisonnettes sont construites avec des matériaux de récupération et ici et là poussent quelques clôtures de haies vives pour délimiter un lot et protéger du regard des voisins. La promiscuité est contrainte et vécue comme un défi par des gens qui n’ont pas d’autre choix que de subir la présence de l’autre. Le panorama est superbe, mais les conditions sont rudes après l’orage. Les maisons situées dans le centre-ville reçoivent les paquets de matière par un effet de chasse d’eau qui aboutit dans les bas-fonds.
Sur le chemin du château, je rencontre un bonhomme, surgi d’un sentier avec sa machette à la main. « Avec mon petit couteau suisse j’aurais eu l’air d’un con s’il s’était avisé de me provoquer en duel », me dis-je en moi-même. Pour conjurer cette peur malsaine, j’allonge les pas pour me rapprocher de lui et j’engage aussitôt la conversation. C’est un jeune berger qui s’en va déplacer ses bêtes nourries d’herbe à la longe. Des vaches qui paissent dans les ruines des forteresses. Il les change de place trois fois par jour, pour qu’elles aient de l’herbe toujours bien fraîche, sans avoir à divaguer n’importe où.
Je suis seul et j’admire depuis un promontoire rocheux qui domine la vallée de l’Artibonite le vert fluorescent des rizières délimités de canaux. Je repense à cette définition de la géographie par Yves Lacoste, qui est également le titre d’un opuscule : « la géographie, cela sert à faire la guerre ». Or Dessalines était un habile soldat et un génial stratège. Donc Dessalines était géographe. Un géographe de terrain, pas derrière un pupitre ni devant un tableau, mais un géographe an bandisyon, sur le terrain. Il a placé la ville sur un site idéal : à la limite de la plaine et de la montagne, là où les résurgences karstiques assurent une alimentation en eau claire et pérenne, sans gêner les cultures. Il a disposé son palais au centre d’un damier de rues et de voies qui dénotent une certaine proximité avec son peuple. Je lui tire ma casquette, pour le choix du site, la qualité du tracé et l’élégance du style dont les signes persistent à travers les ruines et les vestiges visibles encore partout sur le terrain.
Je suis à présent au Fort Innocent, le plus beau et le mieux orienté pour observer la ville. De ce promontoire il dominait toute la moyenne vallée de l’Artibonite, au sol profond et aux cultures profuses. Les habitations sucrières faisaient l’opulence d’un empire solidement ancré dans les mornes et les plaines les plus fertiles du pays. J’imagine sa fierté de premier vrai Empereur nègre. Le seul à avoir gagné ses galons sur le champ de bataille. Le seul roi nègre qui ne fasse pas rire mais trembler les colons.
Dire que tout cela a été au centre d’un paysage prospère, sous un couvert boisé qui certes, empêchait d’avoir un panorama aussi dégagé sans doute, mais qui protégeait aussi de l’indiscrétion de l’ennemi. La forêt qui couvrait ces joyaux a disparu et le diamant reste nu dans son écrin de pierres et de broussailles. Je touche les pierres en me répétant qu’à travers elles je touche également la main qui les a mises. Une main d’esclave devenu libre et qui a juré de ne plus redevenir servile. L’architecture est la même que ce château en ruine visitée avec mes étudiants dans les hauteurs de la Provence niçoise, à Sigale. Les pierres sont de petite taille, prises dans une maçonnerie claire faite à la chaux. Ce qui laisse supposer un chantier communautaire où même les enfants étaient mis à contribution pour transporter les matériaux. Le Fort Innocent a tout d’un château-fort médiéval méditerranéen, avec ses arches et ses courtines, ses meurtrières et ses bastions. Mais la légèreté du matériau dénote une résilience précoce : c’est avec les mêmes éclats de calcaire rongés par le karst que les premiers Haïtiens ont érigé leurs forteresses. Un calcaire abondant, bon marché et esthétiquement irréprochable. Il brille au soleil comme du marbre et ne pâlit jamais.
Je ne saurais en dire autant de la tôle tapageuse des cahutes récemment installées sous les contreforts du château et qui témoignent du chemin parcouru de Jean-Jacques Dessalines à Arnel Joseph, de 1804 à nos jours.
Jean Marie THEODAT
jmtheodat@yahoo.fr


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